Rallumer la flamme de l’humanité

Il est un sujet qu’on traite peu dans l’ensemble, depuis le début de cette « affaire du covid19 », même si quelques médias, de manière sporadique, s’en sont fait l’écho.

Ce sujet, c’est la torture – j’utilise le mot à dessein après avoir pris connaissance des témoignages de Stéphanie Bataille (1) et de Laurent Frémont (2), pour ne parler que d’eux – qu’on inflige aux patients hospitalisés pour cause de covid et à leurs familles. Interdire aux familles de voir leur proche malade et parfois mourant, interdire aux malades de recevoir la visite, tellement indispensable quand on souffre, quand on a peur pour sa vie, de leurs proches : voilà des décisions qui relèvent de la torture mentale. Il semble, aux dires de nombreux témoignages de familles touchées, que certains petits chefs (d’établissement ou de service) ont des comportements qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’humanité.

Le même manque d’humanité est infligé aux défunts et leurs familles. Mise en bière du corps nu dans une housse en plastique, impossibilité de se recueillir devant le corps d’un défunt qu’on aurait dignement habillé pour son dernier voyage, impossibilité pour beaucoup de famille de voir une dernière fois le visage de leur parent décédé, parfois même de tout autre chose que du covid. Laurent Frémont témoigne que son père, déclaré mort du covid, est en réalité décédé d’une septicémie consécutive à une maladie nosocomiale. L’hôpital (dans son cas, il me semble qu’il s’agit plus précisément d’une clinique privée) par la voix de ses représentants lui a refusé l’accès à la chambre de son père alors que ce dernier n’était plus positif au covid, alors que Laurent Frémont était lui-même négatif. Ce qui se passe derrière les murs de certains hôpitaux, de certaines cliniques, n’a plus rien à voir avec l’humanité.

Je sais qu’à l’heure où les soignants sont les nouveaux héros (et à bien des égards ils le sont, mais ce n’est pas nouveau), dénoncer le comportement, même si ce n’est que de quelques-uns qui font la pluie et le beau temps à l’hôpital, qu’il soit public ou privé, sera regardé comme un sacrilège. Pourtant je suis intimement convaincue qu’il faut entendre ces voix qui s’élèvent des vivants, mais aussi du fond des tombes et des cendres de ceux qu’une nouvelle barbarie a si mal traités. Je dis barbarie parce qu’elle est le contraire de la civilisation dans un dictionnaire des synonymes et des contraires. Et que lit-on dans ce même dictionnaire au tiret synonyme de civilisation ? On y lit le mot culture. La boucle est bouclée. La culture est abandonnée. La civilisation est piétinée.

Je ne suis pas anthropologue, mais il me semble bien que l’humanité s’est constituée à partir du moment où les hommes se sont mis à pratiquer des rites funéraires. Les hommes au pouvoir et une partie du corps médical s’enorgueillissent d’avoir élevé au plus haut la civilisation, en enfermant la population chez elle pour sauver les plus fragiles qui sont souvent les plus âgés. C’est au nom de leur conception de la civilisation que des hommes et des femmes ont été bouclés dans leur chambre d’Ehpad, qu’ils ont été interdits de sortie dans les jardins de leur résidence au bras de leur fille ou de leur fils parce que cet étranger (est étranger à l’Ehpad celui lui vient de dehors) était susceptible de ramener la maladie entre les murs de ces nouveaux lieux d’incarcération. Mais les personnels qui travaillent dans l’Ehpad eux aussi viennent chaque jour du dehors ! Et jamais personne n’a songé à leur interdire d’accéder aux résidents. Quelle civilisation séquestre des petits vieux dans leur chambre, les empêche de voir leurs proches, qui plus est quand ils sont au plus mal ? Quelle civilisation vole les dernières années, les derniers mois d’hommes et de femmes qui sont nos parents, nos grands-parents ou arrière-grands-parents ? Quelle civilisation interdit à des malades hospitalisés de recevoir la visite, tellement essentielle, de leurs proches ? Quelle civilisation traite le corps des défunts comme un morceau de chair avariée dont il faut très vite se débarrasser de peur qu’il ne contamine les vivants ? Que je sache le covid19 n’est pas la peste noire !

Stéphanie Bataille et Laurent Frémont, qui ont chacun perdu leur père, sont à l’initiative d’un collectif qui a pris le nom de « Tenir ta main » (3) pour que plus jamais les malades ne soient séquestrés et empêchés de voir leurs proches, pour que plus jamais les familles ne soient retenues derrière des portes closes et interdites de visiter leur parent malade ou mourant. Des artistes (4) (5) se sont mêlées à ces voix, pour rallumer la flamme de l’humanité que certains hygiénistes fanatiques, emplis de morgue et du petit pouvoir que leur confère leur fonction au sein du système hospitalier (public ou privé), piétinent de façon totalement décomplexée depuis douze mois.

Ce que ces dérives – qui résultent d’un pouvoir médical se sentant tout-puissant parce qu’investi du savoir et de la science, pouvoir que nous, patients et familles de patients, suivons parfois aveuglément parce que la blouse blanche fait autorité (je vous renvoie à l’expérience de Milgram) (6) – nous apprennent, c’est qu’il est temps de parler de la démocratie en santé. Car malgré un certain nombre de principes et de lois comme la loi Kouchner (7) sur le droit à l’information du patient, le droit au consentement, etc. l’hôpital continue d’être un lieu où les voix du patient et de sa famille restent trop peu écoutées, car ceux-ci ne sont pas des experts en santé. L’hôpital n’appartient pas à ceux qui le dirigent. L’hôpital appartient à ceux qui le font et l’utilisent : infirmiers, brancardiers, aides-soignants, patients, citoyens, médecins. Les directeurs d’établissement et chefs de service ne sont que quelques-uns parmi tous les acteurs de l’hôpital. Leur toute-puissance n’est pas légitime. Elle l’est d’autant moins quand elle devient nuisible.

Le collectif « Tenir ta main » se bat pour l’inscription dans la loi – puisqu’il faut désormais, dans cette société artificialisée, en passer par la loi pour faire respecter ce qui relève d’un droit naturel – d’un droit de visite aux patients opposable aux chefs d’établissements, et cela, dans tous les établissements de santé, à tout moment de l’hospitalisation et quelles que soient les circonstances sanitaires.

Demain, ce sera peut-être votre père, votre mère, votre sœur, votre conjoint ou vous-même qui serez à la place du malade hospitalisé ou de son parent. Personne ne doit être privé de ceux qu’il aime pendant une hospitalisation. Personne ne doit mourir seul quand il a une famille ou des amis qui attendent de l’autre côté de la porte. Personne ne doit être séquestré derrière les murs d’un hôpital ou d’un Ehpad, ou bien alors il faut dès à présent renommer ces lieux et les faire entrer dans la catégorie des « lieux de privation de libertés » !

Pour toutes ces raisons je soutiens le collectif « Tenir ta main » !

  1. https://www.youtube.com/watch?v=untMrW4BTCU
  2. https://www.youtube.com/watch?v=6h–k9UcilM
  3. https://www.tenirtamain.fr/
  4. https://www.youtube.com/watch?v=AJ5eYiTHwXU
  5. https://www.youtube.com/watch?v=2Qog5rT1QHQ
  6. https://www.youtube.com/watch?v=mxf7G0WEJ20
  7. https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2014-1-page-27.htm

© Tous droits réservés

Sortir de la cage

Je bous à l’intérieur. Je hurle à l’intérieur. Je frappe. Je déchire. Je cogne. Je boxe à l’intérieur. Je ravale mes larmes. Ce ne sont pas des larmes de tristesse. J’ai rangé la tristesse sur l’étagère des inutilités il y a longtemps déjà. La tristesse n’est que du carburant pour la défaite. Je lui préfère, et de loin, la colère. Ce sont donc des larmes au goût de colère, de frustration, d’exaspération et d’impuissance mélangées. Je m’enferme dans la salle de bains pour pleurer ces larmes de fiel. Je ne suis pas vide à l’intérieur comme pourrait l’être un dépressif. C’est tout le contraire. Je suis remplie d’un magma ardent et c’est ce trop-plein qui ne trouve plus où se déverser qui m’asphyxie littéralement.

Il est interdit de se plaindre. Vous comprenez, il y a des morts ! C’est autrement plus grave que vos états d’âme. Il est interdit de penser en dehors des clous. C’est faire le jeu des illuminés. Et puis il y a tous ces morts vous comprenez ! Environ 300 chaque jour. Les morts emportent tout. Devant eux, vous devez faire silence. Vous devez cesser d’éprouver, de penser, de contester, de respirer, de vivre. Paradoxalement, la mort est tout et la vie plus rien. Mais alors si la mort a forcément le dernier mot… peut-être est-ce elle la solution. Faut-il donc mourir pour que vous m’entendiez ? Comme cet étudiant qui s’est défenestré en se jetant du cinquième étage de sa résidence universitaire. Cette chambre qui était tout à la fois son lieu d’études, de loisirs, de repas, de repos. Cette chambre qui était devenue son lieu d’incarcération.

Outre cet enfermement dans l’espace, il y a cet enfermement dans le temps, dans un présent qui devient de plus en plus oppressant à mesure qu’il prend des allures d’éternité ; car il ne s’agit pas d’un présent philosophique qui pourrait ouvrir sur des perspectives réjouissantes, un présent du vivre maintenant pour profiter de l’instant, de ses offrandes, de ses plaisirs, avec insouciance et légèreté. Non ! En 2021, ce présent est un présent en cage, loin de toute socialité, loin de toute convivialité, de toute frivolité, de tout émerveillement. C’est un présent lourd, fait d’interdits et de menaces, de surveillance, d’injonctions mouvantes, de réorganisations permanentes et de divisions ; un présent qui bouge sans cesse, un présent semé d’embûches et de contraintes, conduisant à toutes les contorsions. Ce présent-là, bien loin d’être un vaste espace ouvert à tous les vents sur l’avenir et ses possibles multiples, est un tunnel sombre et froid au long duquel les portes de secours sont fermées à double tour. Et au bout, rien ! Le vide. Le néant. C’est à vous rendre fou !

Alors pour échapper à la folie, il faut faire sauter les verrous, défoncer les portes de secours et sortir. Sortir de ce tunnel où chacun est fait comme un rat. Un rat hypnotisé qui avance mécaniquement en écoutant le joueur de flûte de Hamelin. Ne plus écouter.  Car accepter d’écouter encore ceux qui ont échoué, c’est les légitimer. Ne pas supplier. Ne rien demander. Surtout ne rien demander. Il n’est plus temps de demander des morceaux de rien à ceux qui ne sont rien, qui ne représentent rien. Il est temps de faire et de prendre, de choisir et de décider.

Il est temps de laisser le magma se déverser et s’exprimer. Parce que la colère exprimée, c’est celle qui tient debout, droit et digne, celle qui guide les refus et les insoumissions. C’est la vie qui se lève au milieu des décombres.

© Tous droits réservés

Le prisonnier, Aimé Le Lemud, 1844 (actuellement au Musée de la Cour d’Or à Metz)

Au nom du bien

Face à l’inquiétude que je lis chez certains de mes concitoyens qui attendent le 11 mai dans l’angoisse, parce que « le peuple français ne serait pas un peuple assez obéissant et attentif »

Au contraire, je nous trouve particulièrement obéissants. Voilà deux mois qu’on nous terrorise avec un nouveau virus (qu’autorités politiques, sanitaires et médiatiques ont d’abord traité avec la plus grande légèreté nous parlant même de grippette), virus dont je ne remets pas en cause la dangerosité. Du jour au lendemain, on a enfermé chez eux 67 millions de Français, tout en continuant à les faire bosser dans leurs usines, leurs entrepôts, leurs ateliers ou à la maison pour ceux qui peuvent télétravailler, car contrairement au message qu’on essaie de faire passer, 64 % des salariés travaillent pendant cette période de confinement. On a réussi à contraindre les gens à ne sortir de chez eux que pour aller bosser, chercher à manger, se soigner ou faire une heure de marche autour de leur pâté de maison, le tout muni d’un laissez-passer ! On les a engueulés, on les a verbalisés, ici parce qu’ils se posaient sur un banc quelques minutes, là parce qu’elle revenait de la pharmacie avec un test de grossesse, ailleurs parce qu’elle se postait tous les jours quelques instants devant la fenêtre de son vieux mari accueilli en Ehpad pour lui faire un sourire de loin, là-bas parce qu’elle avait osé faire un détour par le front de mer en rentrant des courses pour respirer les embruns quelques minutes à travers la vitre entrouverte de sa voiture ;  on les a empêchés de rendre visite à leurs vieux parents même mourants, on les a empêchés d’enterrer dignement leurs morts (!!), on les a empêchés de flâner sur les plages immenses de l’atlantique ou du nord, d’aller en forêt (sans doute les endroits où on peut le plus se tenir à distance physique les uns des autres), on leur a interdit de se promener seuls à vélo par les chemins déserts de campagne (déserts même hors crise sanitaire), on les a infantilisés en leur disant que s’ils n’étaient pas assez sages ils n’auraient pas le droit de sortir le 11 mai, on les a pris pour des cons en leur disant que le masque ne servait à rien, puis qu’il était contre-productif voire dangereux, qu’ils ne sauraient pas s’en servir, puis qu’il était préférable de sortir masquer, qu’enfin il était obligatoire de porter un masque !

On les a soumis comme jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et ils ont obéi ! Nous avons obéi ! Même les forces de l’ordre ont reconnu que dans leur grande majorité les Français avaient respecté le confinement. Environ un million de verbalisations ont été dressées pour 67 millions de Français enfermés, soit 0,01 % de contraventions à l’interdit.

Ce qui m’effraie le plus, et pourtant comme beaucoup de Français, moi aussi, j’ai été terrorisée et je le suis encore à l’idée de me retrouver dans un service de réanimation – d’ailleurs je vous le dis en passant mes amis, je laisse mon intubation à un autre s’il m’arrive malheur. Je ne veux pas être intubée ! -, ce qui m’effraie, donc, ce n’est pas la désobéissance de mes concitoyens, ce qui m’effraie c’est notre extraordinaire aptitude à la soumission et la vitesse avec laquelle, nous, en tant que communauté humaine, avons intériorisé et respecté les ordres. Voilà ce qui m’effraie pour l’avenir, plus encore, je crois, qu’une hypothétique deuxième vague.

Cela m’effraie d’autant plus que l’état d’urgence sanitaire vient d’être prolongé jusqu’au 24 juillet. Hier état d’urgence faisant suite aux attentats, état d’urgence devenu permanent pendant deux années, avant que le pouvoir ne décide d’introduire dans le droit commun une partie des dispositions extraordinaires de cet état d’urgence, maintenant état d’urgence sanitaire, demain fichage des malades testés positifs au covid-19, rémunération des médecins généralistes pour alimenter ce fichier de suivi des malades et de leurs contacts, des brigades d’anges gardiens pour (sur)veiller ces malades et leur entourage.

Que notre santé préoccupe autant le pouvoir, voilà qui me préoccupe. C’est toujours au nom du bien, c’est toujours pour notre bien, qu’on nous enferme, qu’on nous enlève nos libertés.

© Tous droits réservés

Je suis au monde

Je suis au monde étrangère au monde.

Je suis au milieu des Hommes et des arbres,
Je suis la musique à leurs voix qui se mêle,
Je suis endormie et j’attends le soleil,
Je suis le rayon sur ma joue qui s’éveille,
Je suis l’oubli au creux du sommeil,
Je suis le rêve qui éclaire le réel,
Je suis le vent qui se brise,
Je suis sur le lit de l’amour qui attend qu’on le serve.

Je suis au monde étrangère au monde.

Je suis un morceau de chair arraché à l’univers,
Un composite,
Un copeau de bois,
Une larme de nuage,
Un amas de glaise,
Rien qu’un peu de poussière.
Je suis le patient sans espoir,
L’assoiffé qui refuse de boire.
Je suis au bord de la vie, sur le quai des soupirs
Et j’attends des trains qui ne passeront pas.
Je suis l’élan de la vie et le souffle de la mort.
Je suis dans le lit de l’envie et je l’écoute qui dort.

Je suis au monde étrangère au monde.

© Tous droits réservés

Des jours et des nuits

Ne rien tenir pour acquis
Jamais !
Savoir
Toujours !
Que d’un instant à l’autre
Tout votre monde peut s’écrouler.
Ne compter sur rien ni personne,
N’être attaché à rien,
S’entraîner chaque jour à vivre
Comme si tout pouvait disparaître
Demain.

Prendre le bon, prendre le bien
Mais être conscient
Qu’il est passager clandestin.
À chaque coup se relever
Comprendre qu’il ne sera pas le dernier.
Regarder la flaque au sol
Et s’en moquer.
Tourner les talons
Faire un trait sur le passé.

Ne rien prendre pour conquis
Jamais !
Savoir
Toujours !
Que l’amour naît au hasard
Des printemps favorables.
Un hiver plus rude
Et le voilà emporté
Dans la froidure du blizzard.

Prendre le temps comme il vient
S’attendre à tout mais n’espérer rien !
Imaginer le pire
Et se laisser surprendre par le meilleur.
Être frivole et léger
À toute heure.
Savoir que la vie n’est que prêtée
Par un dieu malin,
Un esprit farceur.

Ne rien prendre pour donné
Jamais !
S’acclimater
Chaque jour
À celui qui sera le dernier.
Et comme Épicure à Ménécée
Se répéter que la mort n’est rien ;
Quand elle y sera
Nous s’y serons point.

© Tous droits réservés

Lettre à l’enfant

Mon enfant, mon tout petit,

Toi qui vis là, quelque part, au fond de moi, je suis venue te demander pardon. Je n’ai pas eu la force, parce que je n’y ai pas cru. Je n’ai pas cru à ton avenir. Je n’ai pas cru que la société qui m’a vu naître pourrait demain t’offrir une vie autonome, libre et heureuse. Une vie qui donne envie de vivre.

Tu ne connaîtras pas le chant des oiseaux dans les chênes centenaires, les pêchers qui laissent s’enfuir au vent léger leurs pétales en poussière de neige et le tilleul en fleurs. Tu ne verras pas l’arc-en-ciel sur les champs de blé après les pluies d’avril. Tu n’entendras pas la brisure du vent dans les volets les soirs de tempête. Tu ne sentiras pas la mouillure des embruns les après-midi de janvier sur les bords de mer. Tu n’écouteras pas les Nocturnes de Chopin et les Fugues de Bach, la Traviata de Verdi et la Tosca de Puccini. Tu ne sentiras jamais le corps qui tremble quand l’orchestre entame l’ouverture de Carmen. Tu ne goûteras pas les nuits d’ivresse, que seule la chaleur des peaux embrase d’impudiques caresses. Tu ne sauras pas la fureur d’un poème de Rimbaud, ni la déchirure troublante d’une nouvelle de Zweig. Tu n’auras pas le loisir d’apprendre à jouer du violon ou de la harpe, à courir sur un ancien chemin de halage ou à chercher des champignons dans les sous-bois. Tu ne vivras rien de tout cela, mon enfant, mon tout petit, car j’ai fermé mon ventre à la vie.

Mais tu ne connaîtras pas non plus ce que c’est d’être humilié chaque jour d’une vie pour gagner le droit de vivre justement, de se nourrir, de se loger, de se chauffer, de se soigner. Tu ne sauras pas tous ces maux qui guettent aux portes de l’avenir : la précarité énergétique, la guerre de l’eau, les émeutes de la faim, le chômage, la misère, le triomphe sanglant de l’argent, la déshumanisation de tout ce qui a fait l’Homme hier et le fera machine sans âme demain, la guerre de tous contre tous. Tu ne verras pas le monde devenir cette marchandise infecte bradée aux moins offrants, aux voleurs en cols blancs qui assassinent en toute impunité, qui exterminent sans plus jamais être inquiétés. Tu ne seras jamais cet esclave moderne réduit à mendier puis mourir, ou à se soumettre pour quelques miettes. Tu ne souffriras pas de perdre une à une, plante après plante, espèce animale après espèce animale, goutte après goutte, toutes les beautés qui ont fait la Vie sur Terre et qui sont l’objet désormais de toutes les convoitises, de toutes les destructions massives.

Pardonne-moi mon enfant. Pardonne-moi mon tout petit de te garder dans mon ventre. Mais souviens-toi que c’est parce que je t’aime, que je ne veux pas te faire venir sur cette Terre, que les Hommes sont en train de transformer en enfer.

© Tous droits réservés

Epopée médiatique

Il y a les malheurs propres, les catastrophes civilisées qui méritent leur place en prime time à la télé. Il y a les villes éteintes, les longues rues vidées de tous ces gens si importants qui font l’effervescence des journées. Transports en commun à l’arrêt, zones évacuées, habitations barricadées. Et toutes ces avenues désertes avec leurs boutiques aux portes closes, rideaux de fer baissés sur du bonheur en boîte, en tube, sous vide ou en carton. My god ! Que c’est triste une ville avant un ouragan !

Il n’est même pas encore là. Quatre jours qu’on l’attend de pied ferme, caméra à l’épaule, micro à la boutonnière. Reporters, envoyés spéciaux et spécieux, tous les objectifs sont braqués sur l’Amérique. Et on l’attend le fou, avec sa sauvagerie, avec ses vents violents, ses pluies et ses déchaînements. Il va nous en donner du spectacle, ça c’est certain. En plus il a bien choisi sa période. Au cœur de la campagne présidentielle. Ciel ! Ce n’est pas un ouragan que tu nous envoies. C’est une épopée. Une épopée médiatique !

Et voilà, c’est le jour du grand cataclysme. L’information du monde entier est sur le pont, aux avant-postes pour affronter le terrible ouragan. Certains vont jusqu’à suivre sa course heure par heure, minute après minute, évènement après évènement. Sandy est là. Sandy a coupé l’électricité sur New York. Sandy a tué un homme dans le Queens. Sandy a emporté une demi-douzaine de cabines de plage. Sandy… Sandy … tour à tour ouragan, cyclone et tempête ! Sandy est partout dans le poste de radio, à chaque flash info, au JT de 13 heures, au JT de 20 heures, sur chaque chaîne de télé, dans chaque quotidien. Sandy nous a cernés car New York est en danger.

Oui, il y a les malheurs propres des New-Yorkais qui sont privés d’électricité depuis hier soir. Il y a les malheurs civilisés qui vont coûter des milliards à l’économie américaine. Et puis à côté des malheurs propres, il y a les misères crasseuses, justes bonnes à faire trois ou quatre lignes au détour d’une colonne, cinq ou six mots à l’heure où dînent les Français. Ces misères de pauvres sans grand intérêt car sans milliard, ces misères de déjà miséreux sur qui le sort s’acharne. Ces misères sales qui ont le mauvais goût de défiler dans leurs guenilles déchirées.

Car avant de venir visiter les États-Unis, Sandy était dans les Caraïbes. À Cuba l’ouragan a ravagé les cultures de café dans l’Est de l’île. À la Jamaïque ce sont des bananeraies qui ont été détruites. Les Bahamas aussi ont été touchés. Et qui s’en soucie ? Mais c’est à Haïti que le désastre est sans doute le plus préoccupant. Alors que l’île ne s’est pas encore remise du séisme de janvier 2010, de l’ouragan Tomas de novembre de la même année, mais aussi d’une récente sécheresse, Sandy est une nouvelle plaie pour ces hommes, femmes et enfants qui risquent dans les jours, semaines et mois qui viennent de se retrouver confrontés à la famine parce que les cultures ont été dévastées, mais aussi au choléra parce que les conditions sanitaires sont si précaires. À Port-au-Prince sur les 370 000 personnes qui occupaient des maisons de fortune depuis le tremblement de terre de 2010, ce sont 18 000 foyers qui se retrouvent aujourd’hui sans abri.

Mais ces peines-là, ces souffrances-là ne sont pas assez présentables sans doute pour faire l’ouverture du journal télévisé du soir. Il faut croire que c’est plus vendeur, plus accrocheur de montrer les rues plongées dans le noir d’un New York désert où ne circulent plus que quelques Américains ou touristes, appareil photo à la main, en mal de sensations et de clichés de ruines trop rares. Après 15 minutes de dégueulement tournant pour l’essentiel autour de coupures d’électricité, drame ô combien insurmontable comme chacun sait, également de milliards qu’il va en coûter – car même en territoires civilisés les misères sont hiérarchisées et les dégâts économiques pèsent plus lourd que les morts – et 4 jours d’agitation pré-apocalyptique US, le présentateur du JT clôturera l’épisode Sandy par un laconique « rappelons que dans les Caraïbes, la même tempête a fait 76 morts ». Nous n’aurons rien de plus.

© Tous droits réservés

Le coeur avait raison

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point
Mais la raison n'a pas de cœur, mon Cœur. 
Le cœur a ses tempêtes que le soir rend à la vie
Et la vie a ses histoires que le cœur oublie. 

Je les déteste tant tous ces endroits qu'avant
Qu'avant toi j'ai tant et tant chéris.
Je les regarde pourtant 
Ces parcs ces jardins
Ces massifs et ces bassins
Qu'au frais printemps j'ai aimés comme toi
Comme avant
Avant que tu ne repeignes tout en noir et blanc. 

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point
Mais la raison n'a pas de cœur, mon Cœur. 
Le cœur a ses passions que le matin rend au chagrin
Et le chagrin a ses larmes qui ne sèchent pas. 

Je les ai tant haïes toutes ces mélodies
Ces mélodies qu'avant
Qu'avant toi j'aimais tant et tant. 
Je les écoute pourtant
Dans les parcs dans les jardins
Près des massifs et des bassins
Là où je verse l'eau de mon amour défunt,
Là où pourrissent nos frêles et jeunes matins. 

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point
Mais la raison n'a pas de cœur, mon Cœur. 
Le cœur a ses silences qui dorment avec les anges
Et les anges ont des douceurs qui guérissent les cœurs.

Je les ai tant et tant aimées
Ces heures
Ces heures où nos corps faisaient la paix 
Dans les jardins où jadis tu m'aimais
Près des massifs et des bassins
Où nos mains entrelacées 
Donnaient la réplique à nos cœurs pleins.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point 
Mais la raison a eu raison de ton cœur et du mien.

© Tous droits réservés

klimt 2
Danaé, Gustav Klimt