Je me souviens. Printemps 2008. Samedi matin. Je suis en terrasse. Je sirote un café. Le soleil est haut, éblouissant. Je suis seule et je suis bien. Je viens d’acheter, au bureau de tabac juste à côté, un journal qui titre « Panique bancaire, croissance en berne. Quand la crise menace… ».
C’est à peine si je me souviens de ce que je faisais l’an dernier à la même date, mais ce samedi du printemps 2008, je ne l’ai jamais oublié. Il faisait beau et chaud. Il était tout juste dix heures du matin. Le marché Saint-Pierre battait son plein. Les ménagères se bousculaient passant des étals de poissons aux vitrines des fromagers. Les pas dans la rue étaient rapides comme une colonie de fourmis. Je les voyais tous s’activer, sortant de chez le boulanger pour entrer chez le boucher. Les gamins rechignaient à donner la main à des parents pressés. Le pavé grouillait de cette civilisation post-industrielle qui achète ses bouquins sur internet et va chercher de l’authentique dans les allées des marchés le samedi matin, entre un petit jaune au bistrot et un burger à la sandwicherie du coin. Et j’étais là, au milieu de la fourmilière. Et j’étais des leurs.
Je me souviens encore des inconnus qui m’entouraient alors sur cette terrasse de café. Une femme brune avec une petite fille de cinq ou six ans tout aussi brune. La femme avait demandé un café pour elle et un diabolo fraise pour l’enfant. Un homme, d’un âge déjà avancé, du moins relativement comparé au mien. Soixante ans. Soixante-cinq peut-être. Le sosie de Robert Redfort au même âge, le même regard bleu, la même peau burinée, la même blondeur. Une allure athlétique. Sous sa chemise entrouverte, je percevais le mouvement de ses muscles à chaque respiration. Plongé dans son quotidien, il ne me voyait pas tandis que je l’observais avec minutie. Du bout de ses longs doigts qui agrippaient les pages de son journal, jusqu’à la chair que je pouvais deviner à travers le coton léger de son vêtement. J’étais hypnotisée… Et puis rapidement, je vis une belle et grande quinquagénaire le rejoindre, s’asseoir à ses côtés et l’embrasser tendrement. Alors je repris la lecture de mon magazine. Nous étions à moins de six mois de la chute de Lehman Brothers.
Vers dix-heures trente, mon petit noir avalé, la panique bancaire oubliée, je laissai un euro dix dans la coupelle et je rejoignis la fourmilière. Moi aussi, je passai par la boulangerie, puis la boucherie. Je m’arrêtai dans le petit salon de thé qui faisait l’angle de ma rue. J’y achetai ce mélange de thé noir à la bergamote que j’aimais boire les dimanches après-midi, sur ma terrasse quand le soleil était au Zénith, ou bien lovée dans le canapé par les journées froides et pluvieuses. Et puis je rentrai.
C’était comme une routine qui ne disait pas son nom, un quotidien réglé semblable à tant d’autres. Rien ne me distinguait de mes congénères. Du lundi au vendredi, l’essentiel de mon temps était pris par une activité professionnelle qui m’offrait tout à la fois un salaire, une utilité sociale autant qu’un statut, des relations humaines et, cerise sur le gâteau, la satisfaction de travailler une matière qui attisait mon intérêt, stimulait ma curiosité. Je ne réalisais alors absolument rien de ce qu’était ma vie. Tout m’était extraordinairement ordinaire. Je travaillais. Je payais mon loyer et mes impôts. J’avais même contracté un prêt pour m’acheter une voiture. J’étais au comble de la conformité, en phase avec mon époque, avec ce qu’elle attendait de ses sujets.
Je regardais les infos du soir, et même si je me révoltais souvent devant l’injustice qu’on me servait sous cellophane entre le plat et le dessert, j’étais une enfant sage qui s’en retournait bien vite à son quotidien une fois le poste de télé éteint. Je n’étais pas résignée, non. Pour être résignée encore eut-il fallu qu’un jour seulement j’eusse été réellement, concrètement, cruellement atteinte dans mon être, dans ma chair, dans mon intégrité. Or jusqu’ici la vie, même si elle m’avait donné quelques coups, s’était montrée plutôt douce et généreuse à mon endroit.
Je coulais des jours paisibles. Pas forcément heureux, mais paisibles. C’était le calme des jours éteints, l’indifférence tranquille qui habille les mois et les semaines. C’était l’insouciance de l’être qui ne se préoccupe pas du lendemain, qui ne craint pas plus l’avenir qu’il ne l’espère. J’étais ainsi. Une âme au milieu de tant d’autres qui avance dans la vie avec toute la crédulité qu’elle tient de la normalité de son statut, de son état, de son quotidien semblable à mille autres.
Je me souviens. Printemps 2008. Samedi matin. Nous étions à moins de six mois de la chute de Lehman Brothers. A moins de dix-huit mois de mon licenciement.
Ce matin d’août 2019, la presse titrait « La crise est-elle pour demain ? Va-t-on vers une nouvelle crise économique et financière majeure ? »
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