Recrute-toi toi-même !

Dernièrement, dans le cadre d’un recrutement, un employeur m’a demandé de me soumettre à l’un de ces nombreux tests de personnalité dont j’ignorais qu’ils étaient encore utilisés en 2022 pour départager les postulants à l’emploi. La dernière fois que j’ai été priée de me prêter à ce genre de comédie, c’était au tout début des années 2000. Je m’étais alors, très calmement, levée de la chaise où j’étais assise, avais tendu sa liasse de papier à la recruteuse que j’avais face à moi et lui avais simplement dit : « Je vous remercie, mais ce sera sans moi. Au revoir ».

Cette fois-ci, la demande me fut adressée par mail. Il s’agissait de remplir un obscur questionnaire à choix multiple pour savoir si j’étais plutôt « juste » ou « impartial », « analytique » ou « systématique », à moins que je ne sois davantage « juste » et « systématique » ou encore « impartial » et « analytique »,  « rapide » ou « méthodique », « réservé » et « vigilant » ; l’idéal étant, à n’en pas douter, d’être « rapide » et « méthodique », productivité oblige.

Mon premier réflexe fut de prendre ma plume, ou plus exactement mon clavier, pour écrire. Il semble évident désormais, et alors que depuis ma plus tendre enfance tout est prétexte à coucher les mots sur le papier ou sur l’écran, qu’écrire est ce qui m’est le plus naturel, aussi naturel que respirer, dormir ou manger. J’ai donc écrit une première réponse à cet individu qui avait en tête de sonder ma personnalité avec quelques adjectifs mal alignés sur une feuille de papier.

Je vous la livre ici :

Monsieur,

Je vous remercie de l’intérêt que vous semblez porter à ma candidature. Cependant, je ne répondrai pas à votre test de personnalité. Je suis d’ailleurs assez surprise que pareille méthode de recrutement soit encore utilisée en 2022, qui plus est pour un poste d’exécution, à temps partiel et rémunéré au SMIC. Quoi qu’il en soit, je ne me prêterai pas à ce genre de test. Je n’ai à vendre que des compétences professionnelles.

Je vous souhaite bonne chance dans votre recrutement et ne doute pas que vous trouviez des candidats et candidates plus dociles (ou aux abois) pour se soumettre à ces méthodes d’un autre âge.

Cordialement,

Après quelques minutes de réflexion, me prenant au jeu des mots, je me suis mise à écrire une seconde réponse aux accents plus insolents, que je vous propose ici :

Monsieur,

Je suis touchée par l’intérêt que vous semblez porter à ma candidature. Aussi, et plutôt qu’un simple test, qui ne sera jamais assez complet et précis pour mesurer l’ampleur de ma personnalité, je me propose de vous adresser ma dernière expertise psychiatrique.

Mais j’y pense, et c’est votre demande qui m’y fait penser pour être tout à fait exacte, j’aimerais moi aussi en savoir beaucoup plus sur la personne pour laquelle je suis susceptible de travailler. Aussi, je vous serais reconnaissante de me retourner également ledit test de personnalité dûment rempli. De mon côté, je contacte immédiatement le Dr Freud pour obtenir le duplicata de ma dernière expertise et vous l’adresse au plus vite. Je vous adresserai également celle du Dr Lacan, qui diffère assez largement de celle de son confrère, afin que vous ayez une vision à 360° sur les tréfonds de mon âme.

Cordialement,

Après m’être amusée à composer ces deux textes, j’ai longuement hésité entre ignorer ce mail – le silence étant l’expression la plus parfaite du mépris – ou envoyer l’une ou l’autre de ces réponses bien peu protocolaires.

Et vous, dites-moi, que feriez-vous ?

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Je me souviens

Je me souviens. Printemps 2008. Samedi matin. Je suis en terrasse. Je sirote un café. Le soleil est haut, éblouissant. Je suis seule et je suis bien. Je viens d’acheter, au bureau de tabac juste à côté, un journal qui titre « Panique bancaire, croissance en berne. Quand la crise menace… ».

C’est à peine si je me souviens de ce que je faisais l’an dernier à la même date, mais ce samedi du printemps 2008, je ne l’ai jamais oublié. Il faisait beau et chaud. Il était tout juste dix heures du matin. Le marché Saint-Pierre battait son plein. Les ménagères se bousculaient passant des étals de poissons aux vitrines des fromagers. Les pas dans la rue étaient rapides comme une colonie de fourmis. Je les voyais tous s’activer, sortant de chez le boulanger pour entrer chez le boucher. Les gamins rechignaient à donner la main à des parents pressés. Le pavé grouillait de cette civilisation post-industrielle qui achète ses bouquins sur internet et va chercher de l’authentique dans les allées des marchés le samedi matin, entre un petit jaune au bistrot et un burger à la sandwicherie du coin. Et j’étais là, au milieu de la fourmilière. Et j’étais des leurs.

Je me souviens encore des inconnus qui m’entouraient alors sur cette terrasse de café. Une femme brune avec une petite fille de cinq ou six ans tout aussi brune. La femme avait demandé un café pour elle et un diabolo fraise pour l’enfant. Un homme, d’un âge déjà avancé, du moins relativement comparé au mien. Soixante ans.  Soixante-cinq peut-être. Le sosie de Robert Redfort au même âge, le même regard bleu, la même peau burinée, la même blondeur. Une allure athlétique. Sous sa chemise entrouverte, je percevais le mouvement de ses muscles à chaque respiration. Plongé dans son quotidien, il ne me voyait pas tandis que je l’observais avec minutie. Du bout de ses longs doigts qui agrippaient les pages de son journal, jusqu’à la chair que je pouvais deviner à travers le coton léger de son vêtement. J’étais hypnotisée… Et puis rapidement, je vis une belle et grande quinquagénaire le rejoindre, s’asseoir à ses côtés et l’embrasser tendrement. Alors je repris la lecture de mon magazine. Nous étions à moins de six mois de la chute de Lehman Brothers.

Vers dix-heures trente, mon petit noir avalé, la panique bancaire oubliée, je laissai un euro dix dans la coupelle et je rejoignis la fourmilière. Moi aussi, je passai par la boulangerie, puis la boucherie. Je m’arrêtai dans le petit salon de thé qui faisait l’angle de ma rue. J’y achetai ce mélange de thé noir à la bergamote que j’aimais boire les dimanches après-midi, sur ma terrasse quand le soleil était au Zénith, ou bien lovée dans le canapé par les journées froides et pluvieuses. Et puis je rentrai.

C’était comme une routine qui ne disait pas son nom, un quotidien réglé semblable à tant d’autres. Rien ne me distinguait de mes congénères. Du lundi au vendredi, l’essentiel de mon temps était pris par une activité professionnelle qui m’offrait tout à la fois un salaire, une utilité sociale autant qu’un statut, des relations humaines et, cerise sur le gâteau, la satisfaction de travailler une matière qui attisait mon intérêt, stimulait ma curiosité. Je ne réalisais alors absolument rien de ce qu’était ma vie. Tout m’était extraordinairement ordinaire. Je travaillais. Je payais mon loyer et mes impôts. J’avais même contracté un prêt pour m’acheter une voiture. J’étais au comble de la conformité, en phase avec mon époque, avec ce qu’elle attendait de ses sujets.

Je regardais les infos du soir, et même si je me révoltais souvent devant l’injustice qu’on me servait sous cellophane entre le plat et le dessert, j’étais une enfant sage qui s’en retournait bien vite à son quotidien une fois le poste de télé éteint. Je n’étais pas résignée, non. Pour être résignée encore eut-il fallu qu’un jour seulement j’eusse été réellement, concrètement, cruellement atteinte dans mon être, dans ma chair, dans mon intégrité.  Or jusqu’ici la vie, même si elle m’avait donné quelques coups, s’était montrée plutôt douce et généreuse à mon endroit.

Je coulais des jours paisibles. Pas forcément heureux, mais paisibles. C’était le calme des jours éteints, l’indifférence tranquille qui habille les mois et les semaines. C’était l’insouciance de l’être qui ne se préoccupe pas du lendemain, qui ne craint pas plus l’avenir qu’il ne l’espère. J’étais ainsi. Une âme au milieu de tant d’autres qui avance dans la vie avec toute la crédulité qu’elle tient de la normalité de son statut, de son état, de son quotidien semblable à mille autres.

Je me souviens. Printemps 2008. Samedi matin. Nous étions à moins de six mois de la chute de Lehman Brothers. A moins de dix-huit mois de mon licenciement.

Ce matin d’août 2019, la presse titrait « La crise est-elle pour demain ? Va-t-on vers une nouvelle crise économique et financière majeure ? »

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La femme abimée

J’avais publié ce texte en 2011 après avoir croisé le visage désespérément vide d’une jeune femme accompagnée de ses deux jeunes enfants. La crise des subprimes avait frappé quatre ans plus tôt aux États-Unis puis s’était propagée en Europe. Ce visage, il m’a semblé le voir à nouveau ces derniers jours dans les rassemblements qui occupent ici un rond-point, là un péage d’autoroute. Mais cette fois, le visage n’était plus vide. Au contraire, il était empli de mille expressions se succédant dans ce désordre propre à celui qui sent qu’il n’a plus rien à perdre ; expression de colère, de chaleur, de fierté, de désarroi, de force, d’espoir… En somme un visage vivant.

Je l’ai croisée dans cette file d’attente au supermarché. Elle avait le visage creux, les yeux cernés. Ce visage abîmé qu’il me semble voir trop souvent. Elle remplissait son caddie, machinalement, tel un robot que plus rien n’atteint. Elle avait le regard vide, tellement vide ! Ce regard qui a tant pleuré qu’il n’est plus qu’un désert. Et comme il était gorgé de tristesse ce regard bleu délavé ! Délavé par le manque de sommeil. Par les heures d’angoisse. Délavé par cette douleur qui ronge l’âme et finit par détruire le corps, quand la vie n’est plus qu’un combat sans pause ni espoir.

J’avais mal de la voir ainsi. Elle, si belle, si jeune, si frêle oiseau avec ses quelque trente années, et déjà abîmée. Ses mèches blondes et courtes, éparpillées, lui faisaient un casque de soldat qu’on a envoyé au front, alors qu’il voulait juste vivre. Sa mine défaite. Son sourire envolé. Elle était encore belle, la femme abîmée.

Près d’elle, s’accrochant à ses jambes, deux enfants, trop petits, trop jeunes. Deux bambins aux prunelles d’eau claire. Leurs sourires déchirent la souffrance d’une mère. Ils rient. Ils crient, insouciants, inconscients de l’impasse financière qui étrangle déjà leur avenir. Ils n’apprendront pas la musique. Ils n’iront pas au théâtre. Leur maison, leur jardin, leur chambre où trônent ours en peluche et camions électriques ne seront peut-être plus à eux demain. La crise est passée par là. Papa n’a plus d’emploi depuis un an, et maman est sur le point de perdre le sien.

(A cette inconnue que j’ai croisée un jour d’octobre 2011)

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Sans-grade, pas sans arme

C’est au détour de mes pérégrinations numériques que je suis tombée sur cet article évoquant la future loi sur le travail : http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2016/02/12/20002-20160212ARTFIG00158-la-loi-travail-devrait-instaurer-le-droit-a-la-deconnexion.php . Là, mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai bouilli, explosé, tempêté, éructé, vitupéré. Et c’est donc avec ma tempérance légendaire que j’ai écrit les lignes que voilà…

Arrêtez de faire des heures supplémentaires ! Arrêtez de donner le meilleur de vous-même ! Faites le bilan. Ça vous a rapporté quoi jusqu’à présent ? 30 € brut d’augmentation l’année dernière ? Vous serez licencié, vous aussi, comme n’importe quel autre, le jour où l’on n’aura plus besoin de vous ! Vous n’êtes qu’un outil de production, pas plus, pas moins. À y regarder de plus près, vous êtes peut-être un peu moins qu’un outil de production. Vous avez besoin de dormir, de manger, de pisser ! Pire ! Vous voulez du temps pour votre mari, votre femme, vos enfants, vos parents, vos amis. Vous voulez aller à la mer le dimanche après-midi, pique-niquer au bord de l’eau, jouer au ballon, courir, danser, aller au théâtre, au cinéma le samedi soir, et vous voulez des vacances au mois de juillet. Oui, vous valez moins qu’un outil de production. Vous êtes moins qu’un outil de production. Alors arrêtez de vouloir être plus que lui. Arrêtez de vous sentir investi de je ne sais quelle mission. Cessez de donner votre enthousiasme, votre volonté et votre santé à une entreprise (au sens premier du terme : projet) qui n’est pas la vôtre.

Nous sommes tous des pions. Au fond nous le savons mais notre orgueil refuse de se le rappeler trop souvent. L’emploi, que je refuse d’appeler travail, est devenu notre seul horizon. Le travail crée, invente, modèle, modifie le réel. L’emploi se contente d’appliquer des procédures écrites par d’autres. Le travail met en œuvre un savoir-faire. L’emploi se contente de visiter des compétences. Nous sommes prisonniers de cet emploi parce que chaque souffle de vie est suspendu au salaire qui nous sera versé en contrepartie du temps que nous aurons accepté de lui abandonner. Mais, tout prisonnier que nous soyons, nous ne sommes pas pour autant totalement impuissants. Notre arme principale ? L’inertie. Cette magique mollesse, cette apathie savamment instrumentalisée, cette indifférence à la force insoupçonnée. Faire, mais à son rythme. Être, mais lentement. Dire, mais vaguement. Notre arme seconde ? Le zèle. Prenez l’adversaire à revers. Renvoyez-le à ses absurdités. Appliquez les normes, mais jusqu’au bout. Respectez les règles, mais à la virgule. Vous verrez que très vite le réel s’enrayera car le réel n’a que faire des théories fumeuses et des injonctions à la con !

Certes les droits des salariés ne cessent de reculer depuis vingt ans, et la loi en préparation les fera reculer une fois de plus. Mais le Code du travail est encore debout (il trône fièrement sur les étagères de la bibliothèque entre les livres des Éditions La Fabrique et ceux du Passager clandestin), et ce Code est notre bien le plus précieux. Lisez le. Il vous dira vos droits. Il vous dira aussi ce que votre adversaire ne peut pas…

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Recherche active

Monsieur le Directeur,

Votre annonce pour un poste de vendeur en téléphonie mobile n’a pas particulièrement retenu toute mon attention. Qui plus est je n’ai pas vraiment le profil, mais comme je dois justifier d’une recherche active… Eh bien je m’astreins chaque jour à répondre à toutes les annonces diffusées par Pôle Emploi. D’ailleurs, cette démarche disciplinée et volontaire devrait vous convaincre de ma capacité à accomplir des tâches parfaitement inutiles et à obéir aveuglements aux injonctions de l’autorité supérieure, qualités, vous en conviendrez, absolument indispensables aujourd’hui dans le monde de l’entreprise.

Dans un souci toujours docile de répondre aux impératifs de ce genre de courrier convenu, j’aimerais vraiment pouvoir vous décliner les compétences et qualités que je pourrais mettre à votre disposition. Malheureusement, au chômage depuis bientôt de deux ans (chômage entrecoupé de périodes d’emploi en intérim ci et là et autres CDD même à mi-temps, même mal payés, je vous rassure), dépressif chronique depuis environ huit mois, souffrant d’insomnie et de crises d’angoisse, ayant perdu toute confiance, voire toute estime de moi-même, je suis bien en peine de répondre à cette exigence. D’un point de vue plus technique, Smartphone, iPhone, iPad, blackberry et j’en passe, sont certes des termes que j’ai déjà entendus dans la bouche de mes petits neveux et nièces, mais qui suscitent en moi à peu près autant d’intérêt que suscite en vous la misère des gosses du tiers-monde qui recyclent vos produits dont l’obsolescence programmée s’avère au fil des ans toujours plus performante.

Je me tiens bien évidemment à votre disposition pour tout entretien que vous jugeriez utile.

Dans l’attente,

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, les sentiments d’usage (je ne sais plus vraiment lesquels, les miens, de sentiments, étant hors d’usage).

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Soigne ton employabilité !

Avant, je pensais que j’étais une femme avec un cœur et un foie, avec un estomac et deux reins, avec une bouche et deux seins, avec un passé et un avenir, avec un présent et des plaisirs ; une femme avec des idées, une sensibilité, une mauvaise humeur et un droit au bonheur. Je croyais, naïve ou folle que j’étais, que je valais bien plus que tout l’or du monde, parce qu’il m’avait semblé que la vie d’un être humain était sacrée, un peu comme une relique qu’il convient de protéger. Jamais il ne me venait à l’esprit de justifier mon existence. Je vivais parce que mes parents l’avaient voulu et c’était tout. Il n’y avait rien à en dire. La justification de ma vie était là, dans le sang qui coule dans mes veines. Je me pensais légitime au monde parce que j’étais un morceau de ce monde.

Et puis un jour on m’a dit : « soigne ton employabilité ! ». Le mot a claqué, barbare à mon oreille qui n’aime que les beaux mots et les livres, l’amour et le vin, le soleil et la pluie sur la terre du jardin. Le dictionnaire lui-même ne connaissait pas ce terme à la prononciation mal aisée, à la respiration hésitante, à la consonance vulgaire. J’ai dû le dire à haute voix plusieurs fois, en détachant bien chaque syllabe, comme fait un enfant qui apprend à lire : em-plo-ya-bi-li-té. Dieu que le mot était laid !

C’est comme ça que j’ai découvert que je n’avais pas plus de valeur que celle de mes compétences. Il fallait ! Je devais ! Être capable de répondre aux évolutions multiples et sans cesse accélérées du marché de l’emploi. Souplesse, adaptabilité, flexibilité, mobilité, réactivité, docilité, devenaient les mamelles qui allaient me nourrir demain. Je n’étais plus une femme. Mon cœur n’était plus qu’une mécanique trop instable au regard des impératifs de production. Mon estomac et mon foie justes bons à métaboliser les ressources nécessaires à mon fonctionnement. Je n’étais plus qu’un organisme, certes encore vivant, mais un organisme qui ne tire sa légitimité que de son utilité, et qui n’a vocation à être nourri que s’il fait croître la plus-value.

Et puis il y a eu l’accident. Le chômage. La recherche. Les tentatives pour revenir dans le circuit, pour réintégrer le monde des utiles. Les entretiens. Quand on ment et qu’on fait semblant. Quand on commence à douter de qui on est, parce qu’au fil des mois, des années, on a l’employabilité déclinante. Quand on sort sa plus belle et fausse motivation, son enthousiasme de façade pour des postes aussi oiseux que moralement discutables. Quand on en vient à se vendre comme un vulgaire morceau de bidoche, parce que justement de la bidoche on n’en met plus très souvent dans son assiette. Quand on sourit à s’en arracher les pommettes, alors qu’on a juste envie de brailler pour se laver de cette boue, à chacun de leur regard. Quand on se surprend à garder son calme face à des questions idiotes, à des commentaires humiliants, et qu’on sourit, encore. Quand un jour de plus, un jour de trop, dans un sursaut rageur de dignité, on se met à avoir le verbe haut et clinquant comme la surface luisante de leur Montblanc, et qu’on les envoie au diable, parce que « NON ! Je ne suis pas une de vos machines d’acier et de circuits numériques ! Je suis un être humain ! Vous entendez, un être de chair et de sang, de vie et de sentiments ! Et à ce titre je vaux plus que tout l’or de vos coffres blindés ! ». Quand on se libère enfin de ses chaînes pour soigner, non plus son employabilité, mais son humanité.

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Le Monde, mass media, abrutissement et décadence

Je me suis lancée, sans réel a priori, dans la lecture de cet article du journal Le Monde en date du 27 juin 2012 et intitulé « Le pouvoir d’achat va baisser fortement en 2012 » (http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/06/27/le-pouvoir-d-achat-va-baisser-fortement-en-2012_1725109_823448.html)

Les premières lignes se faisant le relais d’informations factuelles (point de croissance en 2012 puisque justement l’année en cours n’a pas accroché le point de croissance, celle-ci restant à + 0,1% au premier trimestre, + 0,2 % au second) et pronostics peu enthousiasmant pour les mois à venir qui verraient (mais qui en doutait encore ?) se poursuivre l’augmentation du chômage et la baisse du pouvoir d’achat. Tout en trouvant utile de nous rappeler le pourquoi du comment pour ceux qui reviendraient d’un long voyage sur Vénus ou Uranus : « La France souffrira de la contraction de la demande intérieure de ses partenaires de la zone euro, ce qui handicape les exportations, et son propre effort de consolidation des finances publiques ». En clair et sans ambages : nos partenaires européens sont dans la merde, notre tour arrive ! Avertissement pour ceux qui pensaient encore pouvoir échapper à l’effondrement du château de cartes, conséquence logique de notre modèle économique intégré qui crée une interdépendance suicidaire entre les pays, et sans la moindre précaution régulatrice, car telle est la religion ultralibérale.

 Puis vient l’heure politique…

 « On s’achemine même vers la plus forte baisse (du pouvoir d’achat) depuis vingt-huit ans (…) Si cette prévision se vérifie, ce sera du jamais-vu depuis 1984, première année après le tournant de la rigueur pris par le gouvernement socialiste de Pierre Mauroy. »

Traduction : salauds de socialistes qui vont nous refaire le coup de la rigueur de 84 ! On vous l’avez pourtant bien dit.

Oui, enfin en même temps nous n’étions pas dupes non plus. Nous savions pertinemment que nous ne votions pas POUR Hollande le 6 mai dernier, mais CONTRE Sarkozy. Nous savons également que si le PS était un parti politique contestataire du modèle économique dominant, 1. Ça se saurait, et 2. Il n’aurait jamais vu son candidat présent au second tour de l’élection présidentielle. Enfin, si l’UMP et le PS étaient des antithèses l’une de l’autre, ça aussi ça se saurait. Ce qui se sait désormais, et en cela on peut remercier l’alternance hygiénique qui a cours depuis quelques décennies, c’est que ces deux formations politiques sont les deux faces d’une même pièce de monnaie qu’on pourrait symboliser par l’Euro en ces heures où le fiasco de la monnaie unique fait de moins en moins débat.

Mais aussi l’heure des révélations…

« A Bercy, on ne se précipite pas pour  commenter  officiellement ce nouvel indicateur à la baisse, et on prend son temps pour construire  un argumentaire d’ensemble. Toutefois, sous couvert d’anonymat, les responsables s’expriment. « La conjoncture est catastrophique. Tous les indicateurs sont dans le rouge : croissance, emploi, pouvoir d’achat, déficits, sans compter  les plans sociaux, qui ont été retardés et que les entreprises vont pouvoir ressortir, estime un membre d’un cabinet. Le pays est dans une situation vraiment difficile, il y a un réglage économique très délicat. »

Ah bon ? La situation est si désespérée ? Alors ça pour une nouvelle c’est une sacrée nouvelle !

Et tout l’article est de la même facture.

Le Monde n’est donc plus là pour analyser, fournir un argumentaire construit, ciselé, pertinent qui titille les neurones et l’esprit critique ? Eh bien non ! Désolés braves gens, mais ce journal est là désormais pour nous donner à manger de l’information en barquette et sous cellophane à l’image de la merde avec laquelle les supermarchés prétendent nourrir les corps ! Et dire qu’ils s’y sont mis à deux pour écrire ce papier qui ne dit rien !

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Chronique d’un non-recrutement annoncé

La pièce était grande. Il s’agissait en fait d’une salle de réunion. Ils étaient trois, assis là en face de moi. La responsable des ressources humaines était une jeune femme au front large et fier ; le directeur adjoint, un petit homme chauve à la mine plaisante. Quant au directeur financier, il avait un regard bleu glacé et sa mâchoire carrée semblait déjà dire « de toi, je ne vais faire qu’une bouchée ! ».

Et voilà ! C’était parti pour trente, quarante, cinquante minutes d’un entretien aux allures d’interrogatoire. Après les banalités d’usage, résumant ce qu’il est coutume de nommer « parcours professionnel », vint l’heure de sonder mon « moi » profond. Oui, désormais, les recruteurs se lancent à l’assaut de leurs candidats à l’emploi comme un psy se met en quête du « moi », du « ça » et du « surmoi » de son patient. Enfin, ils tentent une bien pâle et pitoyable imitation de cette plongée en eaux troubles. Et c’est en vérité, il me faut bien vous l’avouer, le moment que je préfère.

La responsable des ressources humaines ouvrit le feu :

— Comment vous imaginez-vous dans cinq ans ? me demanda-t-elle.

— Dans cinq ans… ? Hum…je pense que je serai enceinte de mon troisième enfant, répondis-je.

Interloquée, elle ajouta :

— Ah… à ce propos… vous avez déjà des enfants peut-être ?

— Absolument pas non. Mais je compte bien me mettre à l’ouvrage dès cette année. 

Là, il me sembla qu’elle était à deux doigts de s’étouffer. Le petit homme chauve lui, me regardait avec un air amusé.

— Bien, reprit-elle. Je…je suis un peu surprise. Poursuivons ! Pourriez-vous me citer trois défauts et trois qualités ?

Mon Dieu ! Pensais-je. On en est donc encore là ?

 J’enchaînais :

— Commençons par les qualités, c’est plus positif. Eh bien, voilà la première. Je suis quelqu’un de positif. Je suis également très spontanée et intègre. Quant à mes défauts, on me dit imprévisible, très indisciplinée et souvent trop directe. 

À cet instant, c’est le directeur financier que je vis changer de couleur et passer du blanc cassé au vert pâle.

— Ce sont des défauts assez… comment pourrait-on dire… ? hésita-t-elle.

— Chiants ! Ce sont des défauts assez chiants, répondis-je avec cette franchise si dérangeante.

Un long silence plana alors au-dessus de nos têtes. Silence au terme duquel elle reprit l’entretien avec un détachement significatif. Cinq minutes plus tard, j’étais dehors, déambulant sous les arbres qui bordaient l’allée et desquels s’envolaient en bouquets odorants les pétales blancs de cette fin de printemps.

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La femme abîmée

Je l’ai croisée dans cette file d’attente au supermarché. Elle avait le visage creux, les yeux cernés. Ce visage abîmé qu’il me semble voir trop souvent. Elle remplissait son caddie, machinalement, tel un robot que plus rien n’atteint. Elle avait le regard vide, tellement vide ! Ce regard qui a tant pleuré qu’il n’est plus qu’un désert. Et comme il était gorgé de tristesse ce regard bleu délavé ! Délavé par le manque de sommeil. Par les heures d’angoisse. Délavé par cette douleur qui ronge l’âme et finit par détruire le corps, quand la vie n’est plus qu’un combat sans pause ni espoir.

J’avais mal de la voir ainsi. Elle, si belle, si jeune, si frêle oiseau avec ses quelque trente années, et déjà abîmée. Ses mèches blondes et courtes, éparpillées, lui faisaient un casque de soldat qu’on a envoyé au front, alors qu’il voulait juste vivre. Sa mine défaite. Son sourire envolé. Elle était encore belle, la femme abîmée.

Près d’elle, s’accrochant à ses jambes, deux enfants, trop petits, trop jeunes. Deux bambins aux prunelles d’eau claire. Leurs sourires déchirent la souffrance d’une mère. Ils rient. Ils crient, insouciants, inconscients de l’impasse financière qui étrangle déjà leur avenir. Ils n’apprendront pas la musique. Ils n’iront pas au théâtre. Leur maison, leur jardin, leur chambre où trônent ours en peluche et camions électriques ne seront peut-être plus à eux demain. La crise est passée par là. Papa n’a plus d’emploi depuis un an, et maman est sur le point de perdre le sien.

(A cette inconnue que j’ai croisée un jour d’octobre 2011)

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