Parce que le tilleul !

Sais-tu pourquoi cette vieille maison où le vent s’engouffre par certaines fenêtres mal isolées compte tant pour moi ? Sais-tu pourquoi je veux vivre et mourir dans ces pièces au papier peint défraîchi ? Sais-tu pourquoi sa façade un peu grise et sa toiture rafistolée ne me mettent pas en fuite ? Sais-tu pourquoi ses poignées bringuebalantes qui datent d’un autre siècle et m’agacent souvent prodigieusement ne sont qu’un détail sans conséquence ? Sais-tu pourquoi le confort spartiate de cette vieille bâtisse où il fait quatorze degrés au réveil, certains matins de janvier, me laisse indifférente ? Sais-tu pourquoi je veux être là, loin de la ville et de ses lumières, loin des métropoles qui t’offrent toute leur modernité et leur panoplie de services, avec ses nouveaux esclaves qui te livrent à toute heure du jour ou de la nuit ?

Parce que le tilleul ! Parce que chaque année en juin, le tilleul est un bouquet de fleurs gigantesque et odorant. Parce que son ombre règne comme un ancêtre protecteur sur cet endroit. Parce que je veux le voir chaque matin quand j’ouvre mes volets. Parce que même s’il me fait éternuer dix, vingt, trente fois par jour quand sa floraison est à son apogée, parce que même si ses bractées desséchées, poussées par le vent, envahissent le salon, la cuisine et les chambres, je n’imagine pas vivre sans lui.

Parce que le figuier donne des fruits gros que je transformerai en confiture. Parce que les pêchers, les pruniers, le pommier, les cerisiers et la vigne. Parce que le mirabellier tient bon malgré son âge. Parce que le cognassier produit les fruits qui donneront une gelée délicieuse pour les tartines. Parce que le noyer et le noisetier viennent d’être plantés. Parce que les chats se prélassent n’importe où dans le jardin, au milieu des rangs de haricots, sur le banc en pierre ou dans les herbes hautes entre la mélisse et la verveine. Parce que le coq chante chaque matin, que les poules caquettent et que j’adore leurs œufs, surtout à la coque. Parce que l’ail et l’oignon sèchent sous le vieil appentis à côté des bouquets de menthe et de sauge. Parce que le chant des oiseaux ne cesse jamais, pas même au cœur de l’hiver. Parce qu’au bout du chemin coule la rivière.

Parce que c’est la maison de mon père et de son père avant lui. Parce que ce n’est pas une maison, c’est une histoire.

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Rallumer la flamme de l’humanité

Il est un sujet qu’on traite peu dans l’ensemble, depuis le début de cette « affaire du covid19 », même si quelques médias, de manière sporadique, s’en sont fait l’écho.

Ce sujet, c’est la torture – j’utilise le mot à dessein après avoir pris connaissance des témoignages de Stéphanie Bataille (1) et de Laurent Frémont (2), pour ne parler que d’eux – qu’on inflige aux patients hospitalisés pour cause de covid et à leurs familles. Interdire aux familles de voir leur proche malade et parfois mourant, interdire aux malades de recevoir la visite, tellement indispensable quand on souffre, quand on a peur pour sa vie, de leurs proches : voilà des décisions qui relèvent de la torture mentale. Il semble, aux dires de nombreux témoignages de familles touchées, que certains petits chefs (d’établissement ou de service) ont des comportements qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’humanité.

Le même manque d’humanité est infligé aux défunts et leurs familles. Mise en bière du corps nu dans une housse en plastique, impossibilité de se recueillir devant le corps d’un défunt qu’on aurait dignement habillé pour son dernier voyage, impossibilité pour beaucoup de famille de voir une dernière fois le visage de leur parent décédé, parfois même de tout autre chose que du covid. Laurent Frémont témoigne que son père, déclaré mort du covid, est en réalité décédé d’une septicémie consécutive à une maladie nosocomiale. L’hôpital (dans son cas, il me semble qu’il s’agit plus précisément d’une clinique privée) par la voix de ses représentants lui a refusé l’accès à la chambre de son père alors que ce dernier n’était plus positif au covid, alors que Laurent Frémont était lui-même négatif. Ce qui se passe derrière les murs de certains hôpitaux, de certaines cliniques, n’a plus rien à voir avec l’humanité.

Je sais qu’à l’heure où les soignants sont les nouveaux héros (et à bien des égards ils le sont, mais ce n’est pas nouveau), dénoncer le comportement, même si ce n’est que de quelques-uns qui font la pluie et le beau temps à l’hôpital, qu’il soit public ou privé, sera regardé comme un sacrilège. Pourtant je suis intimement convaincue qu’il faut entendre ces voix qui s’élèvent des vivants, mais aussi du fond des tombes et des cendres de ceux qu’une nouvelle barbarie a si mal traités. Je dis barbarie parce qu’elle est le contraire de la civilisation dans un dictionnaire des synonymes et des contraires. Et que lit-on dans ce même dictionnaire au tiret synonyme de civilisation ? On y lit le mot culture. La boucle est bouclée. La culture est abandonnée. La civilisation est piétinée.

Je ne suis pas anthropologue, mais il me semble bien que l’humanité s’est constituée à partir du moment où les hommes se sont mis à pratiquer des rites funéraires. Les hommes au pouvoir et une partie du corps médical s’enorgueillissent d’avoir élevé au plus haut la civilisation, en enfermant la population chez elle pour sauver les plus fragiles qui sont souvent les plus âgés. C’est au nom de leur conception de la civilisation que des hommes et des femmes ont été bouclés dans leur chambre d’Ehpad, qu’ils ont été interdits de sortie dans les jardins de leur résidence au bras de leur fille ou de leur fils parce que cet étranger (est étranger à l’Ehpad celui lui vient de dehors) était susceptible de ramener la maladie entre les murs de ces nouveaux lieux d’incarcération. Mais les personnels qui travaillent dans l’Ehpad eux aussi viennent chaque jour du dehors ! Et jamais personne n’a songé à leur interdire d’accéder aux résidents. Quelle civilisation séquestre des petits vieux dans leur chambre, les empêche de voir leurs proches, qui plus est quand ils sont au plus mal ? Quelle civilisation vole les dernières années, les derniers mois d’hommes et de femmes qui sont nos parents, nos grands-parents ou arrière-grands-parents ? Quelle civilisation interdit à des malades hospitalisés de recevoir la visite, tellement essentielle, de leurs proches ? Quelle civilisation traite le corps des défunts comme un morceau de chair avariée dont il faut très vite se débarrasser de peur qu’il ne contamine les vivants ? Que je sache le covid19 n’est pas la peste noire !

Stéphanie Bataille et Laurent Frémont, qui ont chacun perdu leur père, sont à l’initiative d’un collectif qui a pris le nom de « Tenir ta main » (3) pour que plus jamais les malades ne soient séquestrés et empêchés de voir leurs proches, pour que plus jamais les familles ne soient retenues derrière des portes closes et interdites de visiter leur parent malade ou mourant. Des artistes (4) (5) se sont mêlées à ces voix, pour rallumer la flamme de l’humanité que certains hygiénistes fanatiques, emplis de morgue et du petit pouvoir que leur confère leur fonction au sein du système hospitalier (public ou privé), piétinent de façon totalement décomplexée depuis douze mois.

Ce que ces dérives – qui résultent d’un pouvoir médical se sentant tout-puissant parce qu’investi du savoir et de la science, pouvoir que nous, patients et familles de patients, suivons parfois aveuglément parce que la blouse blanche fait autorité (je vous renvoie à l’expérience de Milgram) (6) – nous apprennent, c’est qu’il est temps de parler de la démocratie en santé. Car malgré un certain nombre de principes et de lois comme la loi Kouchner (7) sur le droit à l’information du patient, le droit au consentement, etc. l’hôpital continue d’être un lieu où les voix du patient et de sa famille restent trop peu écoutées, car ceux-ci ne sont pas des experts en santé. L’hôpital n’appartient pas à ceux qui le dirigent. L’hôpital appartient à ceux qui le font et l’utilisent : infirmiers, brancardiers, aides-soignants, patients, citoyens, médecins. Les directeurs d’établissement et chefs de service ne sont que quelques-uns parmi tous les acteurs de l’hôpital. Leur toute-puissance n’est pas légitime. Elle l’est d’autant moins quand elle devient nuisible.

Le collectif « Tenir ta main » se bat pour l’inscription dans la loi – puisqu’il faut désormais, dans cette société artificialisée, en passer par la loi pour faire respecter ce qui relève d’un droit naturel – d’un droit de visite aux patients opposable aux chefs d’établissements, et cela, dans tous les établissements de santé, à tout moment de l’hospitalisation et quelles que soient les circonstances sanitaires.

Demain, ce sera peut-être votre père, votre mère, votre sœur, votre conjoint ou vous-même qui serez à la place du malade hospitalisé ou de son parent. Personne ne doit être privé de ceux qu’il aime pendant une hospitalisation. Personne ne doit mourir seul quand il a une famille ou des amis qui attendent de l’autre côté de la porte. Personne ne doit être séquestré derrière les murs d’un hôpital ou d’un Ehpad, ou bien alors il faut dès à présent renommer ces lieux et les faire entrer dans la catégorie des « lieux de privation de libertés » !

Pour toutes ces raisons je soutiens le collectif « Tenir ta main » !

  1. https://www.youtube.com/watch?v=untMrW4BTCU
  2. https://www.youtube.com/watch?v=6h–k9UcilM
  3. https://www.tenirtamain.fr/
  4. https://www.youtube.com/watch?v=AJ5eYiTHwXU
  5. https://www.youtube.com/watch?v=2Qog5rT1QHQ
  6. https://www.youtube.com/watch?v=mxf7G0WEJ20
  7. https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2014-1-page-27.htm

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La femme abimée

J’avais publié ce texte en 2011 après avoir croisé le visage désespérément vide d’une jeune femme accompagnée de ses deux jeunes enfants. La crise des subprimes avait frappé quatre ans plus tôt aux États-Unis puis s’était propagée en Europe. Ce visage, il m’a semblé le voir à nouveau ces derniers jours dans les rassemblements qui occupent ici un rond-point, là un péage d’autoroute. Mais cette fois, le visage n’était plus vide. Au contraire, il était empli de mille expressions se succédant dans ce désordre propre à celui qui sent qu’il n’a plus rien à perdre ; expression de colère, de chaleur, de fierté, de désarroi, de force, d’espoir… En somme un visage vivant.

Je l’ai croisée dans cette file d’attente au supermarché. Elle avait le visage creux, les yeux cernés. Ce visage abîmé qu’il me semble voir trop souvent. Elle remplissait son caddie, machinalement, tel un robot que plus rien n’atteint. Elle avait le regard vide, tellement vide ! Ce regard qui a tant pleuré qu’il n’est plus qu’un désert. Et comme il était gorgé de tristesse ce regard bleu délavé ! Délavé par le manque de sommeil. Par les heures d’angoisse. Délavé par cette douleur qui ronge l’âme et finit par détruire le corps, quand la vie n’est plus qu’un combat sans pause ni espoir.

J’avais mal de la voir ainsi. Elle, si belle, si jeune, si frêle oiseau avec ses quelque trente années, et déjà abîmée. Ses mèches blondes et courtes, éparpillées, lui faisaient un casque de soldat qu’on a envoyé au front, alors qu’il voulait juste vivre. Sa mine défaite. Son sourire envolé. Elle était encore belle, la femme abîmée.

Près d’elle, s’accrochant à ses jambes, deux enfants, trop petits, trop jeunes. Deux bambins aux prunelles d’eau claire. Leurs sourires déchirent la souffrance d’une mère. Ils rient. Ils crient, insouciants, inconscients de l’impasse financière qui étrangle déjà leur avenir. Ils n’apprendront pas la musique. Ils n’iront pas au théâtre. Leur maison, leur jardin, leur chambre où trônent ours en peluche et camions électriques ne seront peut-être plus à eux demain. La crise est passée par là. Papa n’a plus d’emploi depuis un an, et maman est sur le point de perdre le sien.

(A cette inconnue que j’ai croisée un jour d’octobre 2011)

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Oui, je le veux ! (2)

Les minutes tournaient dans les cadrans échauffés des pendules et des montres de ce mois de juillet. Ils étaient attendus à la mairie d’abord, pour les serments d’usage qui relevaient plus de considérations juridiques et patrimoniales que d’amour, puis à l’église comme il va de soi dans ce milieu-là. Une Bentley Mulsanne avec chauffeur s’avança. Diane et son père prirent place à l’intérieur. Le cortège de voitures se mit en route derrière eux, tandis qu’Alexandre et sa mère fermaient la marche dans une Jaguar XJ conduite par Lucas, témoin et meilleur ami du marié.

Le maire était un ami de la famille de Diane. Il avait préparé un discours de circonstance aussi convenu qu’ennuyeux. Pendant qu’il enchaînait les phrases sur un ton monocorde, Alexandre ne pouvait s’empêcher de laisser son regard virevolter dans les différents coins et recoins de la maison commune. L’ennui renchérit de plus belle avec la lecture des articles du Code civil. Article 212 : « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance ». Article 213 : « les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille, ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir etc.  » ! Puis vint le moment fatidique, celui où on est au pied du mur. À la question cruciale « Mademoiselle Diane, Constance, Victorine de Lantereaud voulez-vous prendre pour époux Monsieur Alexandre, Etienne Tissand ici présent ? » Diane répondit un grand « Oui » sans la moindre fébrilité. Quand le maire se tourna vers Alexandre et lui demanda s’il voulait prendre pour épouse Mademoiselle Diane, Constance, Victorine de Lantereaud ici présente, ce dernier laissa traîner un silence. Le temps d’un battement d’ailes il posa les yeux sur Garance qui se tenait là, près de sa sœur dont elle était le témoin. De ses lèvres à peine entrouvertes un souffle imperceptible semblait couler comme un filet d’eau qui suinte d’un robinet mal fermé. Puis l’instant incertain fut brisé par la réponse sans équivoque d’Alexandre : « Oui, je le veux ! ». Voilà ! Diane était désormais Madame Diane de Lantereaud-Tissand. Oui, elle avait prévenu Alexandre qu’elle ne se départirait point de la particule paternelle, mais qu’en revanche elle lui accolerait le nom de son époux. Quel honneur elle lui faisait en liant ainsi son nom à celui d’une des plus vieilles familles du Médoc !

La cérémonie religieuse était presque aussi soporifique que le mariage civil. Alexandre écoutait le prêtre d’une oreille distraite. Il était certes baptisé, mais cela faisait bien longtemps qu’il avait cessé de croire que l’humanité descendait de deux jeunes gens ayant batifolé à demi-nus dans les jardins d’un paradis imaginaire, qu’un homme dieu était né d’une vierge et qu’il était ressuscité au troisième jour. Quant aux discours moralisateurs divers et variés de la religion chrétienne – et des autres ! – il lui avait toujours semblé qu’on pouvait avoir une morale sans pour autant croire en un Dieu ou ses messagers. Il suffisait de voir le nombre d’exactions et d’horreurs que certains croyants avaient commis tout au long de l’histoire, pour se convaincre que les religions n’étaient en rien une garantie de bonne conduite. À tous ces serments aussi fragiles que du papier bible, Alexandre préférait, et de très loin, les actes. Mais ses parents, comme ceux de celle qui était son épouse depuis maintenant une heure environ, n’auraient pu envisager un mariage sans église. Diane elle-même considérait l’étape religieuse comme une nécessité, une sorte de caution morale. Alexandre s’était donc plié aux désirs de la majorité d’autant plus aisément qu’il ne lui en coûtait pas vraiment, en dehors de l’ennui mortel qu’il savait qu’il éprouverait à subir l’homélie, la lecture des psaumes et la musique d’église qui n’était pas, mais alors pas du tout à son goût.

Heureusement à dix-sept heures trente, il déambulait au milieu des invités et des petits fours, une coupe de champagne à la main. La mariée lui avait déjà échappé. Elle circulait de groupe en groupe, saluait, embrassait, se laissait congratuler en déchaînant des passions à la mesure de sa beauté. Alexandre observait cette parfaite mise en scène d’un bonheur rangé, conforme aux gens de leur rang. C’est alors que Garance vint à lui :

« Te voilà donc désormais membre de la famille mon cher beau-frère, dit-elle sur un ton qui masquait mal le reproche.
— Oui, tu vois. Finalement je me suis résolu à unir ma destinée à celle de ta sublime sœur, répondit-il avec un sourire sardonique.
— Mais voyons ! Toi-même tu n’y crois pas ! S’exclama-t-elle.
— Qui sait… ? Lâcha-t-il songeur. Notre union durera ce qu’elle durera. Conclut-il en s’éloignant. »

(à suivre…)

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Oui, je le veux ! (1)

Il se resservit un verre de Château Margaux. La bouteille était déjà au trois-quarts vide. C’est qu’il n’avait plus l’habitude de se retrouver comme ça, tout seul ou presque, devant la télé, un vendredi soir. Ses parents lui avaient laissé le petit salon, tandis qu’ils dînaient tous deux dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée. Il n’avait pas voulu se joindre à eux. Chose qu’ils n’avaient pas relevée. À 33 ans, Alexandre était un grand garçon qui savait ce qu’il avait à faire et puis, de toute façon, il les avait habitués très tôt à son caractère libre et indépendant, solitaire et parfois ombrageux. Dès qu’il avait quitté le nid douillet du foyer pour l’université, il avait pris son envol, avait mené à bien ses études sans rien demander à personne. Et cela lui avait plutôt réussi. Il était aujourd’hui un jeune avocat en droit des affaires prometteur, et les clients se pressaient à la porte du cabinet où il exerçait aux côtés d’un vieux briscard du barreau qui l’avait pris sous son aile alors qu’il n’était encore qu’avocat stagiaire.

Le poste de télévision marmonnait de façon incompréhensible. Il avait mis le son au minimum, histoire d’avoir un bruit de fond. Son doigt glissait sur la télécommande d’une touche à l’autre faisant défiler les chaînes au hasard et sans même y prêter attention. Non ! Ce qui attirait son attention c’était une lettre posée sur la table basse, à côté de la bouteille de Château Margaux et d’une enveloppe kraft format A5. Une lettre d’une page, une seule et unique page noircie d’une écriture fine, parfaitement dessinée. Il vida d’un trait son verre, saisit la lettre et l’enveloppe, éteignit le téléviseur et sortit du salon. Il était déjà près d’une heure du matin et la journée de demain était importante. Elle s’annonçait longue et riche d’émotions. Il lui fallait dormir suffisamment pour être à cent pour cent de ses capacités.

« Alexandre ! Il est neuf heures. Tu m’as bien dit de te réveiller à neuf heures ? Interrogea sa mère en ouvrant les volets pour faire surgir dans la chambre une lumière éblouissante, d’un jaune clair et pétillant.
— Oui maman.
— Alors prêt pour le grand jour mon fils ?
— Je crois bien que oui, répondit-il en souriant. »


Il bondit hors du lit et s’avança vers la grande armoire en chêne massif qui lui faisait face.
« Je crois que tu ferais mieux de venir prendre ton café avant de t’habiller, lui conseilla sa mère.
— Oui, tu as raison. »

Son père était déjà attablé dans la cuisine au milieu des croissants et des pains au chocolat. Alexandre se versa une tasse de café qu’il sirota debout.
« Tu ne manges rien ? Lui demanda son père.
— Non, j’ai l’estomac un peu noué.
— Ah ! C’est normal ça. Le jour où j’ai épousé ta mère j’étais tellement angoissé que même mon café n’est pas passé ! »

Ils papotèrent ainsi pendant une bonne heure entre hommes, entre père et fils, le premier se remémorant cette journée inoubliable que fut celle de son mariage, le second l’écoutant religieusement comme pour en prendre de la graine.

La cérémonie civile ne commençait qu’à quatorze heures trente, mais toute la noce avait rendez-vous une heure plus tôt chez les parents de la mariée. C’était la coutume. Avant de partir pour la mairie quelques rafraîchissements étaient offerts aux invités. C’était aussi l’occasion de se retrouver entre cousins qui ne s’étaient pas vus depuis des années, de déposer gerbes de fleurs et cadeaux à l’attention des futurs époux. Quand onze heures sonnèrent, Alexandre décida de se préparer. Dans son costume gris anthracite avec sa veste jaquette, son petit gilet et sa large cravate, avec ses cheveux noirs et ses grands yeux bleu lagon presque transparents, il ressemblait à un jeune premier tout droit sorti d’un film des années trente.

À l’approche de la demeure de ses beaux-parents, Alexandre inspira un grand coup. De nombreuses voitures étaient déjà garées dans la grande cour de cette maison de maître posée au milieu d’un parc de quatre hectares. Comme l’exigeaient les usages, non seulement il avait passé la nuit précédant son mariage chez ses parents et non avec sa future épouse, bien qu’ils vécussent ensemble depuis trois ans déjà, mais il ne savait rien de la robe de cette dernière. Aussi était-il curieux et impatient de la découvrir.

C’est sa belle-mère qui l’accueillit sur le pas de la porte d’entrée restée grande ouverte, en s’extasiant :
« Mon futur gendre, vous êtes absolument radieux.
— Merci beaucoup. Dites-moi, où est Diane ?
— Elle ne va pas tarder, déclara-t-elle avec un sourire malicieux ».

Et en effet, Diane ne tarda pas. Alexandre était dans la grande salle de réception en train de jeter un œil sur les nombreux paquets que les invités avaient déposés là, quand il la vit descendre l’imposant escalier de pierre. Elle était vêtue d’une longue robe ivoire au jupon de satin ample au bout duquel une traîne semblait n’en plus finir. Son épaisse chevelure blonde était relevée en un chignon élégant d’où s’échappaient de grosses boucles parsemées de fleurs blanches et ses mains étaient couvertes de gants qui montaient jusqu’à ses coudes. C’était évidemment la plus belle mariée qu’il ait jamais eu l’occasion de voir. Il s’avança vers elle, et déposant un baiser sur son front pour ne pas défaire le maquillage si précis sur ses lèvres peintes, il murmura :
« Tu es divine ! Tu es LA divine… Diane, insista-t-il.
— Tu me flattes mon chéri… tu me flattes, répondit-elle en se pressant contre lui »

Oh non ! Il ne la flattait pas. Il avait face à lui la femme la plus redoutable de la création. Une beauté fatale douée d’une intelligence vive et d’un sens des affaires que bien des hommes pouvaient lui envier. Dans l’entreprise familiale où elle travaillait aux côtés de son père, Diane était souvent plus crainte encore que le patriarche. Elle ne laissait rien passer, pas plus à ses collaborateurs qu’à ses concurrents. Derrière son teint nacré de poupée slave se cachait une négociatrice aux armes acérées qui remportait souvent, très souvent, les batailles qu’elle engageait. C’est sans doute ce contraste qu’Alexandre avait aimé, comme on aime un fruit sucré à la première bouchée, mais qui dépose des notes acidulées sur le palais quand on a fini de le déguster.

(à suivre)

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Nous avions rendez-vous

Je t'ai rencontré
Enfin ! 
Dans cette maison où nos exils se sont rejoints. 

J'ai dormi dans tes nuits d'enfant
Rêvé dans ton passé
Habité pour quelques heures
Nos sangs mêlés 
Retrouvés. 

Tu as tant manqué ! 
D'enfance bancale en adolescence mutilée
Ma vie c'est le radeau comme tu l'as fabriqué.

Je t'ai rencontré
Enfin ! 
Dans cette maison où nos naissances sont familières. 

J'ai posé mes pas dans les tiens
Respiré l'air de tes jours vivants
J'ai pris dans mon bagage
Ta lumière. 

Et pourtant
Tu manques encore tant et tant ! 
Tu manqueras autant que dans mes veines
Coulera ton sang.

Mais je t'ai rencontré
Enfin ! 
Dans cette maison au pied des Pyrénées
Et avec moi je t'ai ramené. 

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