Et qu’advienne le chaos !

Cinq ans n’ont visiblement pas suffi. Il faut que le chaos social et économique soit total, que la pauvreté s’étende, que les classes moyennes qui parviennent encore à vivre s’appauvrissent assez pour en être réduites à la survie, que leurs enfants soient convaincus que leur vie sera bien pire que celle de leurs parents, que les libertés publiques soient définitivement jetées aux ordures, que les libertés fondamentales ne soient plus qu’une légende, que manifester devienne si dangereux que plus un seul français ne se risquera à sortir avec une pancarte, une revendication ou le moindre signe distinctif qui pourrait le désigner comme opposant. Il faut que le pouvoir cogne plus fort, qu’il réprime, qu’il arrête, qu’il assigne, qu’il engeôle, qu’il éborgne par centaines.

Il faut que chaque geste du quotidien soit enregistré, surveillé, numérisé, que plus rien de nos vies n’échappe à un drone, une caméra de surveillance ou un QR code. Il faut que nos existences même soient encadrées, guidées, que la voie soit tracée, que pas une seule brebis ne puisse s’égarer. Il faut renforcer les restrictions, les interdictions, multiplier les procès en illégitimité, disqualifier encore plus durement toute pensée déviante. Il faut, à défaut de les brûler, rejeter les hérétiques, les ostraciser, les exiler dans les marges, en dehors de la société du bien. Il faut que toute expression non conforme, non validée, non autorisée soit, non pas censurée, mais juste impossible à énoncer.

Il faut que la grande famille des oubliés, des opprimés, des miséreux grandisse encore un peu, que tous ceux qui sont à quelques mètres du gouffre s’en rapprochent pour le voir de plus près, que tous ceux qui sont au bord y tombent. Il faut que ce qu’il reste de protection sociale soit éradiqué, que chacun tremble pour son statut, son emploi ou son allocation, que tout sans exception devienne précaire, qu’à tout instant, chacun puisse se dire qu’il va peut-être basculer dans le camp de la pauvreté. Il faut que les déserts médicaux s’étendent à perte de vue, que les hôpitaux redeviennent les hospices qu’ils étaient au XIXe siècle, que l’école publique ne soit plus qu’une garderie pour les enfants des pauvres tandis que les autres paieront pour instruire les leurs, que les universités deviennent payantes afin que les classes moyennes n’aient plus accès à l’enseignement supérieur, comme c’est déjà le cas des enfants des classes populaires.

Il faut, en somme, que chacun vive dans sa chair la souffrance et la terreur de tout perdre, car jamais rien ne remplacera l’expérience vécue. La perspective du chaos n’est pas suffisante. Seule sa réalité matérielle peut produire une réaction. Il faut donc qu’il soit réélu et que nous crachions du sang !

© Tous droits réservés

Deuxième lettre d’un rat des champs à un ami rat des villes

En effet, où étaient-ils tous ces beaufs dépolitisés et désinformés quand le gouvernement de Valls saccageait le Code du travail avec la loi El Khomri, quand Macron finissait le boulot avec ses ordonnances ? Où étaient-ils quand les cheminots défendaient la SNCF ?

J’enrageais moi-même hier en entendant un « gilet jaune » demander à une syndicaliste de la CGT ce que faisaient les syndicats pour défendre les gens contre le recul de leurs droits. Elle aurait pu s’agacer et lui demander où ils étaient tous ces « gilets jaunes » quand les syndicats et notamment la CGT appelaient à manifester contre la loi travail, contre les ordonnances Macron, contre la réforme de la SNCF. Elle aurait pu, comme toi, leur renvoyer à la gueule leur désinvolture, leur absence de combat à tous ces inconséquents qui viennent chialer aujourd’hui pour sept centimes de plus sur leur litre de gazole.

Au passage, quand ce « gilet jaune » parlait des syndicats son propos était certes trop englobant, mais il faut bien reconnaître que certains, la CFDT et FO en tête n’ont pas été très offensifs contre la loi El Khomri et contre les ordonnances Macron. Berger de la CFDT a négocié la longueur de la corde avec le gouvernement Valls pour la loi El Khomri et Mailly de FO s’est lamentablement couché au moment des ordonnances Macron.

Mais revenons donc à cette syndicaliste de la CGT qui se trouvait en plateau face à un « gilet jaune » qui, lui, était à côté de son rond-point. Elle ne l’a pas renvoyé dans ses vingt-deux. Elle lui a fait remarquer, à juste titre, que la mobilisation contre la loi travail et les ordonnances Macron n’avait pas rassemblé suffisamment de monde. Mais elle ne lui en a pas fait le reproche de, peut-être, ne pas avoir été des manifs syndicales – parce que même si c’est rageant, et si je suis la première à être ulcérée quand j’entends des salariés cracher sur les syndicats ou les grévistes qui prennent la France en otage – elle sait qu’en effet ces gens sont souvent peu politisés, peu syndiqués, pas assez informés, et donc difficiles à mobiliser.

Tu as la chance tout comme moi d’avoir un capital culturel qui te permet d’avoir accès à l’information et à la compréhension de ton environnement politique et économique, de textes législatifs telle la loi travail. Et encore, même pour les « initiés » c’est loin d’être simple. Je me souviens d’avoir entendu des syndicalistes dire combien ça allait vite, combien il allait falloir mettre les bouchées doubles pour décrypter la loi El Khomri et arriver à porter à la connaissance des travailleurs ce que ce texte voulait dire pour eux, pour leur quotidien. Beaucoup de ces gens qui portent aujourd’hui un gilet jaune ont souvent une faible conscience politique c’est vrai, ils ne veulent même plus entendre parler de politique – alors qu’ils recommencent à en faire en se mobilisant-, ils connaissent mal l’histoire politique et sociale de la France, l’histoire politique des idées, ils ne savent pas bien comment fonctionnent les institutions, l’économie, le système financier, l’euro, l’UE… Ils n’ont pas lu Piketty et pour certains même s’ils le lisaient ils n’en comprendraient sans doute pas grand-chose malheureusement, et ce n’est pas leur faire injure que de le dire, c’est simplement poser le constat que l’instruction et la connaissance sont les choses les plus mal partagées (avec les euros). Va dire à une auxiliaire de vie, à un ouvrier de chantier, à une aide-soignante de bouquiner du Piketty le soir après sa journée de labeur, après avoir fait les courses, le repas, baigner les enfants, les avoir fait dîner. Mon conjoint, quand il rentre de sa journée de 10 heures, parfois 11, parfois 12 heures. Tiens, tout à l’heure il me parlait d’un de ses collègues chauffeur routier qui a enquillé 12 h 45 dans sa journée, à courir – et ce n’est pas une image, il parcourt des kilomètres chaque jour – à droite à gauche, il est lessivé, physiquement lessivé, il n’a qu’une envie : se poser sur le canapé et se RE-PO-SER. Il n’a pas la tête à se lancer dans la lecture passionnante de Piketty, de Todd ou de Lordon ! Alors oui, beaucoup de « gilets jaunes » n’ont pas lu Piketty et tous les auteurs de la pensée libérale, néolibérale, keynésienne ou néo-keynésienne. Ils ne savent pas qui est Ricardo, Adam Smith, Milton Friedman ou Ayn Rand. En revanche ils savent parfaitement, parce qu’ils l’expérimentent tous les jours et cela depuis des années, que le modèle économique dans lequel ils sont plongés les appauvrit, les asservit. Leur problème ce n’est pas qu’il existe une élite – du moins ça n’était pas leur problème originel – c’est que cette élite ait fait sécession, qu’elle ne soit plus à leur service, qu’elle ne défende plus les intérêts du plus grand nombre qui est essentiellement constitué des plus faibles.

Ils ont voté à droite, à gauche, puis encore à droite, et encore à gauche et même à l’extrême centre – j’aime beaucoup cette expression popularisée par le philosophe québécois Alain Deneault – en 2017, pour barrer la route au fascisme, au nazisme, à la peste brune, bref aux représentants du mal absolu et interplanétaire ; notamment parce que l’ensemble de la presse leur a expliqué « faites ce que vous voulez, mais votez Macron » (1), que le même Macron a fait toutes les commémorations possibles pour bien rappeler à tous qu’avec Marine Le Pen les heures les plus sombres de l’histoire étaient de nouveau à nos portes. C’est bien simple, en 2017, face à Marine Le Pen une chèvre aurait gagné l’élection !

Alors oui, les gens ont mal voté, une fois encore. Le gentil Benoît Hamon – issu des rangs du PS, comme le Président Hollande, dont le quinquennat a été si glorieux qu’il n’a pas pu se représenter – et son revenu universel n’ont pas trouvé grâce aux yeux des Français. C’est que, à tort ou à raison – je n’ai pas d’avis arrêté sur le revenu universel ou revenu de base – beaucoup de Français ne semblent pas emballés par l’idée. Ils ne demandent pas la charité, et c’est souvent ainsi qu’ils ressentent le concept de « revenu universel ». Ils veulent du travail. Ils ne veulent pas rester chez eux et toucher des subsides, ils veulent travailler, être partie prenante de la société, et à ce titre, recevoir une rémunération juste et décente qui leur permette de vivre normalement. Alors il y aurait beaucoup à dire sur le travail, le sens qu’on donne au travail dans la société, sur la question de la formation, de la valeur et de sa répartition… et le revenu universel est une question qui mérite d’être posée. Mais je ne me lancerai pas dans un débat sur le sujet ici et maintenant.

Donc les gens ont mal voté. En gros 20 % de fascistes-nazis ont voté Le Pen, 20 % de staliniens-chavistes ont voté Mélenchon, 20 % de bourgeois conservateurs ont voté Fillon et 20 % de bourgeois bohèmes ont voté Macron. Je te le fais à la louche et avec autant de subtilité que la société du spectacle de nos chaînes infos. En attendant, tu remarqueras que 40 % des électeurs ont voté pour des partis très critiques envers l’UE, sa technostructure, ses normes, son fonctionnement… Sont-ce les mêmes qui ont voté NON en 2005… ?

Mais revenons en novembre 2018…

Oui, le propos des « gilets jaunes » est brouillon, leurs revendications disparates, mais c’est justement le rôle du politique de démêler tout cela, de faire un peu de maïeutique pour que de cette confusion jaillisse l’essentiel. Et quel est l’essentiel du message ? L’essentiel, c’est : on bosse et on ne vit plus de nos salaires, on survit. On a déjà supprimé tous les petits extras, on bosse pour payer nos factures, et même ça, on n’y arrive plus. On paie des taxes, des impôts et on n’en voit plus la couleur ; on est obligé de faire 50 bornes pour se soigner, pour accoucher parce qu’on nous a fermé l’hôpital, la maternité et EN MÊME TEMPS, on nous explique qu’il faut laisser la voiture au garage – ou en changer alors qu’on n’en a pas les moyens – parce que ça pollue. On nous taxe nous les petits, les sans-grades, nous qui n’avons que nos maigres salaires pour subvenir à nos besoins, mais on supprime l’ISF. Ce que veulent ces gens, c’est la justice. C’est aussi simple que ça. Ils ne supportent plus de se débattre avec leurs 1 000 ou 1 200 € par mois quand d’autres s’empiffrent et gagnent en une journée ce qu’ils ne gagneront jamais dans toute une vie. Ils veulent que les plus riches paient leur juste part d’impôt comme leurs ancêtres de 1789 voulaient que la noblesse et le clergé paient leur contribution.

C’est pourtant extraordinairement simple ce qui ne te saute pas aux yeux : ce sont des gens qui se taisent depuis des années, des décennies parfois, des gens qui en effet ne participent pas aux manifs habituellement, qui sont peu politisés, qui pour une partie d’entre eux ne votent même plus. Et là il y a eu une étincelle ; car j’espère que tu as bien saisi que la hausse des prix du carburant (qui ont déjà été à un niveau aussi élevé, tous les journalistes l’ont rappelé) n’était QUE l’élément déclencheur d’une colère qui couve depuis des décennies.

Alors oui, Macron n’est pas responsable de toute la misère française qui sévit depuis tant d’années et résulte notamment de quarante ans de décisions politiques inspirées, ou plus certainement mal inspirées, de la révolution conservatrice (comme dirait Stiegler) ou de l’école néo-libérale des Chicago boys comme dirait Lordon, pour faire court, parce que je n’ai ni la soirée ni la science de Stiegler, Lordon, Todd, Piketty, Porcher, Supiot et bien d’autres, pour développer. Il n’est là que depuis mai 2017 – il était déjà là sous la présidence Hollande soit dit en passant – et contrairement au titre de son livre prémonitoire « Révolution » (pas sûre que ça lui porte chance) il ne va pas révolutionner la France en dix-huit mois, ni en trente-six, pas même en cinq ans. Pire, il n’y aura aucune réponse apportée à ces gens parce qu’en effet on ne fait pas dévier de trajectoire un paquebot qui navigue depuis quarante ans dans la mauvaise direction au milieu des icebergs, comme ça, en claquant des doigts.

Oui, c’est compliqué. Oui, dans un monde où l’économie est globalisée, où les puissances d’argent comme dirait le père Mélenchon sont extrêmement puissantes, où prendre une décision là a des incidences souvent imprévues ailleurs, où les systèmes complexes rendent tout changement extraordinairement difficile, où la disruption (comme dirait l’ami Stiegler) imposée par l’économie et les nouvelles technologies réorganise le système en permanence posant des problèmes infinis à un législateur qui a toujours trois wagons de retard, à des structures sociales et humaines qui demandent de la persistance, de la durabilité, où le temps de la démocratie est court-circuité en permanence par la volatilité et l’insaisissabilité de l’économie notamment numérique, où les plus riches font du tourisme fiscal et législatif, où règne la gouvernance par les nombres, oui, dans ce monde-là trouver des solutions relève des 12 travaux d’Hercule.

Mais est-ce que tu peux entendre que des gens qui tirent le diable par la queue depuis des années, des décennies, toute une vie parfois ne sont pas en mesure d’entendre ça, d’entendre que la complexité du monde rend la tâche de Macron ou d’un autre extraordinairement difficile ? Est-ce que tu peux entendre que ce que ces gens retiennent c’est : la baisse des APL de 5 € et EN MÊME TEMPS la suppression de l’ISF (plus exactement sa transformation en IFI). Ce que ces gens retiennent c’est que les revenus des plus fortunés ne cessent d’augmenter tandis que les leurs stagnent alors que leurs dépenses contraintes (d’énergie, de logement, d’assurance) augmentent. Ce que ces gens retiennent de Macron ce sont ses petites phrases à la con : « les gens qui ne sont rien », « les fainéants », « ceux qui feraient bien d’aller chercher du boulot ailleurs plutôt que de foutre le bordel » (aux ouvriers de GM&S) ou de « traverser la rue » (à cet horticulteur). Macron aurait sans doute pu continuer sa politique s’il n’avait pas ajouté à l’injustice de ses mesures le mépris. Trimer comme un con pour ne pas s’en sortir et bouffer des patates 30 jours par mois c’est une chose, mais être méprisé en prime, ça c’est insupportable pour n’importe quel être humain normalement constitué.

Alors oui, ce mouvement, cet ovni social comme se plaisent à le nommer les journalistes, est difficile à appréhender et plus encore à contenter. Oui, ça part dans tous les sens et parfois en cacahuète. Oui, il y a tout et parfois son contraire. Oui, il y a le pire et le meilleur comme dit Ruffin. Mais quand tu soulèves le couvercle d’une cocotte-minute qu’on a laissé sur le feu pendant dans années, tu as toutes les chances d’y trouver un magma aussi inédit que bouillant.

Ce mouvement est protéiforme. Il y a de tout parmi ces « gilets jaunes » parce que justement ce mouvement est très large. Il y a Jacline qui n’a semble-t-il pas trop de soucis de fin de mois et qui roule en 4×4, mais qui visiblement se sent solidaire. Est-elle sincère ? Je n’en sais rien, je ne sonde pas les cœurs et les reins. Il y a de ceux qui passent aux patates à tous les repas à partir du 15 du mois, qui roulent avec des vieux diesels et n’ont absolument pas les moyens de s’acheter un autre véhicule même si l’État leur file 4 000 € de prime.

Dans ce mouvement tu as des gens qui votent (pour ceux qui le font encore) pour Le Pen, d’autres pour Mélenchon, d’autres encore qui ont voté pour Macron, pour Dupont-Aignan, qui ont voté blanc. Tu as des ouvriers et des employés (beaucoup d’ouvriers et d’employés), des indépendants (petits artisans, VTC, autoentrepreneurs) des femmes (beaucoup de femmes) ; c’est assez frappant. Enfin moi, ça m’a interpellé. Mais c’est logique quand on les écoute. Beaucoup sont des femmes seules qui élèvent des enfants, qui ont des revenus faibles, des auxiliaires de vie à 800 € par mois par exemple, des employés qui touchent 1 200 €/mois ; des retraités aussi, beaucoup de retraités, et cela aussi c’est frappant et logique, parce que l’augmentation de la CSG quand tu perçois 3 000 € de retraite, ça te laisse encore de quoi vivre, mais quand tu as 1 250 € seul ou 1 800 € à deux, ça a un tout autre impact . Il y a aussi mes parents qui appartiennent à ces classes laborieuses comme dit Macron – c’est marrant de l’entendre utiliser la sémantique marxiste. Mais comme le dit Lordon les néolibéraux sont de grands marxistes en vérité – qui reçoivent 2 000 € de retraite à eux deux – mon père a commencé à travailler à 14 ans, ma mère à 17 ans -, qui ne remplissent plus leur cuve à fioul car ils ne peuvent tout simplement plus le faire – autant te dire qu’ils ont adoré quand Edouard Philippe leur a expliqué qu’il fallait qu’ils changent de chaudière -, il y a une collègue que je vois tous les jours, employé de bureau, qui fait 40 km Aller/Retour pour venir travailler avec sa vieille bagnole sans doute pas très écolo, tout ça pour gagner son Smic, il y a mon compagnon et ses collègues ouvriers qui doivent bosser comme des cons et faire des heures sup’ et encore des heures sup’, pas pour gagner des fortunes, non non, juste pour avoir des salaires décents. Et tu sais ce que leur répond le patron quand ils ont l’audace de se plaindre : « eh les gars, vous êtes bien ici, vous pouvez faire des heures sup’ ». Ben c’est vrai ça, de quoi se plaignent-ils ces ingrats ? On leur offre cet immense privilège de faire des heures sup’ et en plus elles sont rémunérées ! Merci Patron !

Et puis il y a moi aussi qui ai la chance de ne pas rencontrer de difficultés financières particulières mais qui me sens totalement solidaire de cette France populaire parce que j’en viens de cette France-là, ça fait partie de mon ADN, je suis la fille d’un paysan et d’une employée de bureau, je sais d’où je viens et je refuse de l’oublier. J’ai toujours pris la défense des petits – c’est viscéral chez moi – et je continuerai. Même s’ils s’y prennent parfois comme des manches pour faire entendre leur voix, même s’ils ne parlent pas très bien dans le poste de télévision – ce qui amuse beaucoup certains journalistes et commentateurs -, même s’ils n’ont pas lu Piketty, même s’ils utilisent parfois les mêmes armes contestables que l’ennemi, même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’ils disent et font et que je critique et continuerai à critiquer ce qui me semble devoir l’être, mais je tâcherai de toutes mes forces de le faire avec bienveillance parce qu’ils bénéficient de larges circonstances atténuantes. À la différence de toi, qui depuis le début de ce mouvement – que tu as pris en grippe parce que tu as besoin de te déplacer (comme nous tous, comme moi, comme eux aussi) et que ces manifestants te prennent en otage en bloquant les ronds-points – passe beaucoup plus de temps à traquer le débordement, le faux « gilet jaune », la fausse nouvelle, le mauvais argument, bref à jouer aux décodeurs de l’infos, sans jamais ou presque relever la souffrance qui s’exprime, je préfère, moi, passer du temps à écouter ce que disent ces gens, à comprendre comment et pourquoi ils en arrivent là, comment et pourquoi certains se retrouvent sur des ronds-points jour et nuit en plein mois de novembre, comment et pourquoi des ouvriers après leur journée de 8 heures rejoignent un point de rassemblement ici ou là.

Oui, dans ce mouvement tu as aussi des blaireaux, des racistes, des abrutis, des homophobes comme tu en as dans l’ensemble de la population française. Mais réduire ce mouvement à ces marges-là, c’est particulièrement malhonnête. Ce sont souvent les mêmes – journalistes, éditorialistes, hommes et femmes politiques, commentateurs – qui n’avaient pas de mots assez forts pour nous expliquer, à juste titre d’ailleurs, qu’il ne fallait pas faire d’amalgame entre terrorisme et islam, entre terroristes et musulmans et qui aujourd’hui braquent la lumière sur les dérives et les débordements de ces « gilets jaunes » pour mieux faire oublier les raisons de la colère et invalider la légitimité de cette colère. Les mêmes qui se gargarisent de la République, celle qui est sortie de la Convention en 1792, mais aussi de la prise de la bastille, des massacres de Septembre, de la guerre de Vendée, s’horrifient aujourd’hui parce que la populace prend les ronds-points, défile là où elle n’est pas autorisée à défiler, fait preuve de véhémence et même parfois de violence, parce qu’elle déborde, parce qu’elle a la colère trop bruyante. Mais dis-moi, quand dans l’histoire les révoltes et les révolutions ont-elles été de gentilles garden-partys ?

Tu trouves délirantes des revendications telles que la destitution de Macron ou la dissolution de l’Assemblée nationale. Ce que tu ne sembles pas vouloir comprendre c’est qu’on est entré dans une crise telle que la personne même de Macron cristallise toutes les détestations. Louis XVI a payé de sa vie ses erreurs mais aussi celles de ses prédécesseurs. Macron n’est certes pas responsable de tous les maux de ce pays mais c’est lui qui est en place à cette heure, c’est donc sa tête (au sens figuré) qui est demandée. Quant à la dissolution, ça s’entend, même si en effet dans le contexte ça pourrait ouvrir sur un beau bordel. Mais redonner la voix au peuple souverain quand la légitimité du pouvoir est à ce point remise en cause, n’est-ce pas aussi cela la démocratie ? Et si l’Assemblée nationale qui sortait de ces élections était aussi jaune (2) que celle qui est sortie des urnes en juin 2017 et que les gilets de novembre 2018 (ironie de l’histoire), alors tous les mécontents n’auraient plus qu’à rentrer chez eux. Regarde les législatives partielles à Evry. C’est un député LREM qui a été élu. Ah ! Il est vrai 82 % des électeurs ne sont pas allés voter. Eh oui, la crise sociale – et écologique, car nous n’avons pas parlé d’énergie, de ressources, mais là aussi les perspectives d’emmerdements inextricables sont immenses – éclate sur fond de crise institutionnelle, crise de la représentativité, défiance à l’égard de ceux qui gouvernent.

Le chantier est immense et ce texte déjà trop long.

© Tous droits réservés

(1) https://boutique.liberation.fr/products/samedi-06-et-07-mai-2017

(2) https://www.linternaute.com/actualite/politique/1274309-legislatives-2017-les-resultats-qui-sera-president-de-l-assemblee/

La femme abimée

J’avais publié ce texte en 2011 après avoir croisé le visage désespérément vide d’une jeune femme accompagnée de ses deux jeunes enfants. La crise des subprimes avait frappé quatre ans plus tôt aux États-Unis puis s’était propagée en Europe. Ce visage, il m’a semblé le voir à nouveau ces derniers jours dans les rassemblements qui occupent ici un rond-point, là un péage d’autoroute. Mais cette fois, le visage n’était plus vide. Au contraire, il était empli de mille expressions se succédant dans ce désordre propre à celui qui sent qu’il n’a plus rien à perdre ; expression de colère, de chaleur, de fierté, de désarroi, de force, d’espoir… En somme un visage vivant.

Je l’ai croisée dans cette file d’attente au supermarché. Elle avait le visage creux, les yeux cernés. Ce visage abîmé qu’il me semble voir trop souvent. Elle remplissait son caddie, machinalement, tel un robot que plus rien n’atteint. Elle avait le regard vide, tellement vide ! Ce regard qui a tant pleuré qu’il n’est plus qu’un désert. Et comme il était gorgé de tristesse ce regard bleu délavé ! Délavé par le manque de sommeil. Par les heures d’angoisse. Délavé par cette douleur qui ronge l’âme et finit par détruire le corps, quand la vie n’est plus qu’un combat sans pause ni espoir.

J’avais mal de la voir ainsi. Elle, si belle, si jeune, si frêle oiseau avec ses quelque trente années, et déjà abîmée. Ses mèches blondes et courtes, éparpillées, lui faisaient un casque de soldat qu’on a envoyé au front, alors qu’il voulait juste vivre. Sa mine défaite. Son sourire envolé. Elle était encore belle, la femme abîmée.

Près d’elle, s’accrochant à ses jambes, deux enfants, trop petits, trop jeunes. Deux bambins aux prunelles d’eau claire. Leurs sourires déchirent la souffrance d’une mère. Ils rient. Ils crient, insouciants, inconscients de l’impasse financière qui étrangle déjà leur avenir. Ils n’apprendront pas la musique. Ils n’iront pas au théâtre. Leur maison, leur jardin, leur chambre où trônent ours en peluche et camions électriques ne seront peut-être plus à eux demain. La crise est passée par là. Papa n’a plus d’emploi depuis un an, et maman est sur le point de perdre le sien.

(A cette inconnue que j’ai croisée un jour d’octobre 2011)

© Tous droits réservés

Lettre d’un rat des champs à un ami rat des villes

Si la hausse des prix du carburant n’est pas un problème pour tous ces Français qui roulent en 4×4 ou grosses berlines, dont les revenus mensuels sont supérieurs à 2 500, 3 000… 4 000 €/mois (*) pour les Français des classes populaires qui gagnent 1 184,93 € (c’est-à-dire le Smic), 1 300,15 €/mois c’est tout à fait différent.

Tu écris : je suis ravi de payer mon plein d’essence 80 € aujourd’hui, et peut-être 100 € demain.

10 €, 20 € de plus sur ton plein aujourd’hui ou demain ne t’empêcheront pas a priori de mettre à manger sur la table pour toi et tes enfants, de leur offrir une bonne éducation, des loisirs et des vacances. Quand tu as des revenus modestes, voire très modestes, 20 € sur un plein ça change beaucoup de choses, ça a un impact direct sur les actes les plus élémentaires de la vie quotidienne. Pour ceux qui peuvent encore offrir des vacances à leurs enfants ça peut justement vouloir dire la fin de ces vacances annuelles (*) parce qu’il sera plus important de mettre à manger sur la table que de partir au camping en juillet.

Je n’ai pas envie de faire pleurer dans les chaumières, mais j’en ai un peu assez de constater qu’une partie de cette France qui se porte bien, qui n’a pas de problème de fin de mois est totalement ignorante du quotidien des plus modestes, alors je vais te raconter à quoi ça ressemble la pauvreté.

La pauvreté, je peux me vanter de la connaître assez bien parce que je la côtoie depuis mon plus jeune âge. J’ai des parents usés par une vie de labeur – en 40 ans de mariage, ils sont partis une fois en vacances à l’hôtel, à plus de 400 km de chez eux, et ils n’ont jamais vu Paris qu’à la télévision – qui n’ont plus les moyens de se chauffer autrement que grâce à des poêles à bois installés dans chaque pièce à vivre, une mère qui met de moins en moins souvent de viande ou de poisson sur la table – en cela, elle est très écolo me diront les adeptes du véganisme -, qui chine chez Emmaüs pour s’habiller, pour remplacer sa cafetière cassée, qui chine chez les destockeurs pour trouver un lot de shampoing à 1,50 € ici, un lot de gel douche à 1,20 € là, qui utilise le moindre système D pour trouver, pour l’hiver, des sacs de patates, des poireaux, des carottes moins chers, qui me répète de plus en plus souvent qu’elle est fatiguée, qu’elle en a assez de se battre, de compter chaque sou. Elle a 66 ans, elle ne part jamais en vacances, elle ne va jamais au restaurant, jamais au spectacle, sauf si je leur offre des places à elle et mon père – la dernière fois, c’était il y a 2 ans -, elle ne s’est pas acheté le moindre vêtement neuf depuis au minimum 10 ans, elle passe ses après-midi à cuisiner pour accommoder des produits bruts, de toutes les manières possibles (tartes, ragoûts, potées, soupes…). Pour que ça lui coûte moins cher, elle alimente le poêle à bois de la cuisine et de la chambre plusieurs fois par jour, quand les températures baisseront davantage elle fera de même y compris la nuit pour le poêle de la chambre, elle se lèvera une à deux fois dans la nuit pour remettre du bois parce qu’elle aura froid. Tu sais ce qu’on se prend dans la gueule et les poumons en particules fines quand on se chauffe avec un poêle à bois, à chaque fois qu’on allume le feu, qu’on ouvre le poêle pour remettre du bois, pour régler le tirage ? Peut-être qu’un de ces jours, on leur dira qu’ils doivent arrêter d’utiliser leur poêle, que c’est trop polluant, et alors ils n’auront plus aucun moyen de chauffage. C’est pas du Zola ce que je te raconte là. Je ne cherche pas à émouvoir, encore moins à susciter la pitié. Les pauvres ne demandent pas la pitié. Le plus souvent, ils se taisent, ils cachent leurs difficultés parce qu’ils sont fiers, pas de cette fierté hautaine dont les riches sont si coutumiers, non, c’est leur amour-propre qui leur interdit de se répandre. Ils réclament juste le respect et le droit de vivre dignement.

Tu écris : J’ai 2 enfants, et je veux qu’elles vivent dans un monde meilleur que celui dans lequel je vis actuellement.

Les pauvres aussi voudraient un monde meilleur pour leurs enfants (et leurs petits-enfants). Ils rêvent même que leurs enfants fassent des études pour sortir de leur condition sociale. Certains se saignent pour leur payer ces études, font des prêts à la consommation pour que leurs enfants puissent aller au bout de ces études. Mais au quotidien, les difficultés matérielles de leur vie réduisent leur horizon. Ton horizon, c’est un monde meilleur pour tes filles, un monde moins pollué, un monde qui aura réussi à limiter le réchauffement climatique. Je te rassure les plus modestes y pensent aussi – chez moi, on jardine pour faire des économies, mais également parce qu’on considère que jardiner, c’est un acte politique et écologique – mais leur horizon est réduit par des considérations matérielles immédiates comme mettre à manger sur la table demain, la semaine prochaine, payer les factures, les réparations de leur vieille bagnole pour qu’elle passe au contrôle technique parce qu’ils ne pourront pas en acheter une autre, et s’ils n’ont plus de voiture ils n’ont plus de moyen de locomotion pour aller travailler et donc gagner leur maigre salaire, pour aller faire les courses, aller chez le médecin. Dans des tas de villes moyennes et petites, dans leur campagne périphérique – là où je vis, là où vivent des millions de Français – il n’y a pas de transport en commun, quand il y a des gares elles sont menacées de fermeture et il y a trop peu de trajets. Je connais des tas d’ouvriers, d’employés, des gens qui tournent à 1200 / 1300 / 1500 euros par mois qui font parfois 100 bornes par jour aller-retour pour rejoindre leur travail. Quand tu as ces salaires-là et que tu dépenses déjà 200-250 euros/mois rien que pour remplir ton réservoir, imagine « le reste à vivre » une fois payées les autres dépenses contraintes (le loyer, l’électricité, le chauffage pour ceux qui peuvent encore se chauffer, les assurances auto, habitation, la mutuelle santé, les impôts, etc.).

Tu écris : j’ai eu le temps d’observer les gens dans leur voiture. Et je ne pense pas me tromper en disant que 80 % des conducteurs étaient seuls dans leur véhicule, et je m’inclus dans le lot. Et je ne peux pas faire de covoiturage, car je suis amené à bouger en journée sur les différents sites bordelais du client chez qui je suis actuellement. (…) Je suis très pénalisé par la hausse du carburant, car je fais tous les jours une centaine de km aller-retour pour aller travailler.

Et la hausse des prix des carburants va changer quoi à ton comportement si de toute façon, tu ne peux pas te passer de ta voiture pour tes trajets professionnels ?

Tu écris : le vrai combat, c’est tout simplement celui de la survie de l’espèce humaine sur cette planète.

Tu as parfaitement raison ! Mais tu penses sérieusement qu’on va sauver la vie humaine sur cette planète en taxant un peu plus les carburants pour le péquin moyen alors que dans le même temps on démantèle le ferroviaire, on continue à signer des accords commerciaux du style TAFTA, CETA, Mercosur et Cie afin d’inonder le marché européen de produits venus de l’autre bout de la planète sur des porte-conteneurs gigantesques qui utilisent un fioul lourd très polluant, alors qu’on nous explique que le trafic aérien pourrait doubler d’ici 20 ans (qu’il a augmenté de plus de 7 % l’an dernier), alors que le bilan carbone de la voiture électrique est loin d’être brillant. Ces voitures sont très consommatrices de métaux rares, et comment ces métaux rares, qui proviennent pour l’essentiel de Chine, sont-ils extraits puis acheminés ? Il faut de l’énergie pour extraire des ressources qui seront à leur tour transformées pour fournir de l’énergie. Les batteries sont difficilement recyclables, justement parce que l’utilisation de métaux rares dans des alliages rend le recyclage plus compliqué à réaliser. Et puis c’est une facilité (et une manière de se donner bonne conscience) de parler de voiture électrique. On devrait plutôt parler de voiture au charbon, au nucléaire, et même à essence, car quelle énergie est consommée pour fournir cette électricité ? La production de voitures électriques permet aussi et surtout de délocaliser la pollution en Chine notamment… Pas sûr que l’avenir des enfants chinois sera meilleur lui. Il faut lire le bouquin de Guillaume Pitron « La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique », il faut également lire les ouvrages de Philippe Bihouix (très intéressant Bihouix sur le mythe de la croissance verte, qui n’a de verte que le nom, et sur les énergies dites renouvelables qui nécessitent l’utilisation de terres rares qui elles-mêmes utilisent les énergies fossiles pour leur extraction) et puis aussi tant qu’on y est Jean-Marc Jancovici sur la rupture énergétique.

Oui, la planète brûle. Oui, notre civilisation thermo-industrielle, qui s’est développée grâce aux énergies fossiles, est en train de saborder le monde dans lequel l’humanité, mais aussi des millions d’espèces animales, vivent. Oui, notre modèle économique, assis sur la consommation d’énergies fossiles et le Dieu Croissance, nous mène à notre perte. Mais tu ne peux pas croire sérieusement que c’est en taxant un peu plus le gazole et l’essence, que ce paquebot gigantesque qu’est le système économique globalisé, qui se nourrit de combustibles fossiles et de croissance, va virer de bord pour éviter l’iceberg.

Alors évidemment, tu me diras, il faut bien commencer par quelque chose et quelque part. Et si avant de taxer les plus modestes – parce que ce sont bien les plus modestes que ces hausses de taxes sur les carburants, qui ne sont pas exclusives des autres augmentations qui finissent d’exaspérer ceux qui ont des petits revenus, pénalisent le plus – on commençait par relocaliser l’économie, développer l’artisanat, soutenir des unités de production plus petites et plus autonomes, développer une agriculture moins consommatrice d’intrants et de pesticides (intrants et pesticides = pétrole), rouvrir des lignes de chemins de fer, mettre les camions sur le rail, arrêter de fermer les services publics (écoles, hôpitaux, poste, centres des impôts, sous-préfectures) dans nos villes petites et moyennes et nos campagnes, si on aidait vraiment – quand tu te bats pour payer tes factures et mettre à manger sur la table, les aides actuelles ce sont des miettes – les plus modestes à se débarrasser de leur vieille chaudière au fioul pour une chaudière basse consommation ou tout autre système de chauffage moins émetteur de CO2, à rénover leurs habitats vétustes qui prennent l’eau et les courants d’air.

Et enfin, ce ne sont pas les pauvres qui polluent le plus ! Ce sont les classes supérieures des pays riches et des pays émergents (***). Ce ne sont pas les pauvres qui prennent l’avion comme d’autres prennent leur vieille guimbarde pour aller au boulot. Ce ne sont pas les pauvres qui sont un jour à Paris, le lendemain à Berlin, la semaine suivante à Toronto, le mois suivant à Pékin. Que les plus aisés commencent par se serrer la ceinture et ensuite, ils pourront envisager de venir faire la leçon aux pauvres !


© Tous droits réservés

(*) si vous gagnez 2500 € par mois, 75% des français gagnent moins que vous (https://www.inegalites.fr/Salaire-etes-vous-riche-ou-pauvre)

(**) https://www.inegalites.fr/Les-riches-sont-deux-fois-plus-nombreux-a-partir-en-vacances-que-les-pauvres-et

(***) https://reporterre.net/Reporterre-sur-France-inter-les-riches-polluent-plus-que-les-pauvres

Le cri du prolétaire qu’on assassine

Je l’ai pris son boulot de merde !
Le type m’a dit :
C’est ça ou alors plus d’alloc’.
Je l’ai pris oui son CDD à dix sous
Ses vingt heures par semaine
Sans compter les trajets
Les heures d’attente
Et puis celles à pleurer.

Je l’ai pris oui
Parce que le loyer à payer,
Le frigo à remplir
Et la gosse à finir d’élever.

Je suis comme les autres
Tous pareils !
Logée à la même enseigne
Faits comme des rats !
« T’as pas le choix ma fille »
Que je me dis le soir en me couchant.
Et les heures tournent
Et chaque minute de la journée défile.
Quand vient le sommeil enfin
Il est presque temps que je me lève
Et alors tout recommence.

Mais crois moi
Je leur en donne pour leur pognon
A ces cochons !
Ma misère
Elle finira par leur coûter cher.
Un jour de plus, un jour de trop,
C’est certain, je m’en fais la promesse
Je le saboterai leur boulot.
Je sais pas encore quand
Mais je sais déjà comment.

En attendant je m’autorise à rêver
De la révolution,
Et croyez bien que ce jour-là
Ce ne sont pas quelques chemises qui voleront,
Ni quelques Porsche qui crameront.

La misère ça attend,
Silencieuse tête baissée
Rentrée dans les épaules,
Ça se porte comme un fardeau
Ça vous fait le dos rond
Et l’âme docile.
Mais le jour où ça se réveille,
Le jour où ça se gorge de colère,
Où ça sent que foutu pour foutu
Y’a plus rien à perdre,
Alors ce jour-là
La misère
Ça vous accroche par le bras
Ça vous traîne dans les ruelles,
Sur les avenues et les boulevards,
La rage en bandoulière
Et ça dévaste tout sur son passage.

© Tous droits réservés

Libre réalisme

Les jours coulent, charriant à toute heure
Les immondices d'une ère en sursis. 
Sur toutes les routes court cet invisible promeneur, 
Charogne puante, spectateur de ta misérable vie.

Menteur et usurpateur, sur toutes les places, 
Tu le crois prince quand il balade ses oripeaux. 
Mais regarde l'ami ! Regarde-le qui passe, 
Vil moralisateur, chien malade sortant les crocs. 

Sur tes jours d'infortune, parieur à toute heure, 
Tu l'espères festin quand il suce le miel de ta vie. 
N'attends pas l'ami ! N'attends pas car arrive le temps où tu meurs ! 
Funeste demain, étrangleur de ton dernier cri.

Censeur et manipulateur, sur toutes les scènes, 
Tu l'entends rédempteur quand il endort ta conscience. 
Mais écoute le l'ami ! Écoute le vomir sur ta peine ! 
Vil corrupteur, marchand de tes jours d'errance.

© Tous droits réservés

Gelé

Le vent ne souffle pas. Par les volets fermés, j’écoute la nuit. J’ai soufflé dans mes mains. J’ai couvert mes pieds. Mais rien, rien n’y fait. Le froid glisse dans ma peau, gèle ma carcasse jusqu’aux os.

Le vent ne souffle pas. Les volets sont clos. Dehors, la nuit ne fait pas de bruit. J’ai bu un bol de lait chaud. J’ai gardé mes mains gelées sur le récipient qui fumait et j’ai savouré la chaleur dans mon gosier.

Le vent ne souffle pas. Pourtant, je sens le froid glisser à travers les volets. Le radiateur est froid. J’avais espéré que l’hiver ne viendrait pas. Alors cette cuve vide du précieux liquide ne me tourmenterait pas.

Le vent ne souffle pas. Pourtant, je sens l’insupportable froid qui me tord les doigts. Le lait chaud me semble bien loin déjà. Les volets sont fermés et la nuit ne fait pas de bruit. Il n’y a que mes dents qui grincent. Je prends contre moi le chat. Contre mon torse, il diffuse sa douce chaleur. Et nous restons là. Tous les deux. Cœur contre cœur.

© Tous droits réservés

Que le jour t’apprenne

Hier j'étais prince
Je paradais 
En habits beaux
Ce matin je suis mendiant
Et je vais 
Dans mes oripeaux.

J'ai goûté les vins les plus divins
J'ai eu entre mes mains
Les femmes les plus belles
Les amantes les plus sensuelles. 

J'étais prince
Et mes châteaux
Étaient d'Espagne. 
J'étais prince
Et mes chevaux
Couraient la campagne.

Mais rien ne dure
Jamais ! 
Dans la pierre
La vie ou le marbre
Rien qui ne soit écrit
Rien qui ne soit acquis
Rien qui ne soit gravé.

Ce matin je suis mendiant
Dans vos rues sales
Je traîne
Les pieds en sang
Dans mes sandales. 

Mais le ciel au-dessus 
A la même clarté
Dans mes veines le flux
La même vélocité.

Hier prince
Mendiant ce matin.

Le soleil se lèvera
Demain
Sur nos frêles existences
Qui ne tiennent à rien.

Hier prince
Je serai roi après-demain ! 

© Tous droits réservés 

Chante ! Demain tu pleureras

A toi qui te crois riche
Alors qu'à cette heure jeune
Tu es juste à l'abri. 
De quoi ? 
Mais de la misère l'ami ! 
De celle que tu n'oses pas regarder
De peur qu'elle te saute au visage
De celle que tu méprises
En croyant ainsi l'éloigner.
De celle qui t'observe en coin
Qui jauge ton aptitude à résister
Ou à céder. 

Que feras-tu quand elle entrera dans ta maison
Sans préambule sans autorisation ? 
Quand elle salira de ses regards condescendants
Ta fierté ton nom ta vie tes enfants ? 
Elle arrivera par le courrier du matin
Dans une enveloppe tu tiendras dans ta main
Ta mise au rebut le début de ta faim ! 

Suppression de personnel licenciement
Baisse de la masse salariale
Réduction d'effectifs
Tu découvriras que tu n'es qu'un chiffre
Qu'une ligne comptable
Qu'un matériel productif
Devenu obsolète encombrant
Trop vieux trop cher inutile tout simplement.

A toi qui te crois riche
Parce que ta maison est bien jolie
Parce que ta voiture porte un écusson
Que c'est en avion que tu pars en vacances. 

A toi qui te crois de la classe des nantis
Parce que tu es cadre manager
Petit chef maton de tes camarades travailleurs
Parce qu'on t'a donné la casquette et le bâton
Pour flatter tes pauvres illusions
Parce qu'à cette heure tu gagnes ta vie. 

A toi je veux dire aujourd'hui
Chante ! Chante l'ami  ! 
Car demain quand le facteur à ta porte sonnera
Demain
Demain tu pleureras. 

© Tous droits réservés