Et qu’advienne le chaos !

Cinq ans n’ont visiblement pas suffi. Il faut que le chaos social et économique soit total, que la pauvreté s’étende, que les classes moyennes qui parviennent encore à vivre s’appauvrissent assez pour en être réduites à la survie, que leurs enfants soient convaincus que leur vie sera bien pire que celle de leurs parents, que les libertés publiques soient définitivement jetées aux ordures, que les libertés fondamentales ne soient plus qu’une légende, que manifester devienne si dangereux que plus un seul français ne se risquera à sortir avec une pancarte, une revendication ou le moindre signe distinctif qui pourrait le désigner comme opposant. Il faut que le pouvoir cogne plus fort, qu’il réprime, qu’il arrête, qu’il assigne, qu’il engeôle, qu’il éborgne par centaines.

Il faut que chaque geste du quotidien soit enregistré, surveillé, numérisé, que plus rien de nos vies n’échappe à un drone, une caméra de surveillance ou un QR code. Il faut que nos existences même soient encadrées, guidées, que la voie soit tracée, que pas une seule brebis ne puisse s’égarer. Il faut renforcer les restrictions, les interdictions, multiplier les procès en illégitimité, disqualifier encore plus durement toute pensée déviante. Il faut, à défaut de les brûler, rejeter les hérétiques, les ostraciser, les exiler dans les marges, en dehors de la société du bien. Il faut que toute expression non conforme, non validée, non autorisée soit, non pas censurée, mais juste impossible à énoncer.

Il faut que la grande famille des oubliés, des opprimés, des miséreux grandisse encore un peu, que tous ceux qui sont à quelques mètres du gouffre s’en rapprochent pour le voir de plus près, que tous ceux qui sont au bord y tombent. Il faut que ce qu’il reste de protection sociale soit éradiqué, que chacun tremble pour son statut, son emploi ou son allocation, que tout sans exception devienne précaire, qu’à tout instant, chacun puisse se dire qu’il va peut-être basculer dans le camp de la pauvreté. Il faut que les déserts médicaux s’étendent à perte de vue, que les hôpitaux redeviennent les hospices qu’ils étaient au XIXe siècle, que l’école publique ne soit plus qu’une garderie pour les enfants des pauvres tandis que les autres paieront pour instruire les leurs, que les universités deviennent payantes afin que les classes moyennes n’aient plus accès à l’enseignement supérieur, comme c’est déjà le cas des enfants des classes populaires.

Il faut, en somme, que chacun vive dans sa chair la souffrance et la terreur de tout perdre, car jamais rien ne remplacera l’expérience vécue. La perspective du chaos n’est pas suffisante. Seule sa réalité matérielle peut produire une réaction. Il faut donc qu’il soit réélu et que nous crachions du sang !

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Harcelés

Ce que nous subissons collectivement depuis bientôt un an, en termes de restrictions de libertés, de contrôle social et de répression ne peut plus porter le nom de « gestion de crise sanitaire ». C’est bien autre chose. Ça va au-delà de la simple gestion de crise. Pour ma part, je vois dans cet emballement autoritaire la marque d’un harcèlement moral de masse qui n’est qu’une étape.

Ces restrictions, ce contrôle social et cette répression ne datent certes pas d’hier. Les lois sécuritaires s’empilent dans notre pays depuis une quinzaine d’années. Mais le Covid19, cette nouvelle maladie qui, aux dires d’une partie du monde scientifique et médical, va nous accompagner pour de nombreuses années, a accéléré un processus déjà à l’œuvre. Tout était là, il ne manquait plus qu’une étincelle. C’eût pu être n’importe quoi : un évènement économique majeur, un évènement écologique dévastateur, un attentat. Encore que ces évènements eussent sans doute été géographiquement circonscrits. L’avantage avec un virus, c’est que ça se répand très vite, surtout à l’heure où chaque jour, se sont plus de 100 000 vols qui traversent le ciel partout sur la planète.

Attention ! Ne cherchez pas à lire dans mes pensées et à me faire dire ce que je ne dis pas. Je ne pense pas que la crise sanitaire actuelle s’inscrive dans un plan savamment ourdi par des élites machiavéliques ou des organisations secrètes (même si je ne dédaigne pas, de temps à autre, me regarder un petit « Mission Impossible »). Je pense en revanche que ce virus constitue pour une partie de ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique, une opportunité fabuleuse pour faire avancer leurs projets idéologiques. « Parce que c’est notre projet ! » Comme disait un certain candidat-président durant une certaine campagne. C’est d’ailleurs le propre même des hommes de pouvoir que d’utiliser les évènements, quels qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, à leur avantage. C’est vieux comme le monde.

Mais revenons à cette notion de harcèlement moral. Quiconque a travaillé, a pu être confronté, parce qu’il l’a subi lui-même ou parce qu’il en a été témoin, au harcèlement moral. Les ordres et contre ordres, les injonctions contradictoires, la persécution à travers des messages mille fois répétés, la menace, les changements incessants qui soufflent le chaud et le froid, l’encadrement strict, l’infantilisation, l’exigence du respect des procédures y compris les plus absurdes,  le contrôle permanent de chaque fait et geste, les sanctions injustifiées, etc. Tout cela concourt d’abord à une grande souffrance du sujet qui subi ces comportements puis un affaiblissement, et si le harcèlement se prolonge dans la durée, il aboutit à la destruction minutieuse, lente et certaine de toute capacité de résistance du harcelé. Toute similitude avec des circonstances qui ont cours depuis une année n’est nullement fortuite. Ce que l’État, le plus froid des monstres froids, fait vivre à la population française depuis près d’un an, est assimilable à un harcèlement moral de masse.

La démocratie est mal en point et ça non plus, ça ne date pas d’hier. Comme le souligne Barbara Stiegler, philosophe qui vient de sortir un texte dans la collection tract de Gallimard, « De la démocratie en Pandémie », le démos (le peuple) a été remplacé par la population, une population dont il faudrait se méfier parce qu’elle est défiante, irrationnelle, complotiste. C’est pourquoi il faut s’en remettre aux experts. Dans un précédent ouvrage, « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique » paru également chez Gallimard en 2019, Barbara Stiegler réalisait une sorte de genèse de l’idéologie néolibérale à travers la controverse qui fut à son apogée dans les années 1930, entre John Dewey, philosophe et psychologue, partisan d’une démocratie émancipatrice et horizontale qui s’en remet à l’intelligence collective, et Walter Lippmann, journaliste et écrivain défenseur du gouvernement des experts pour guider les masses et transformer l’espèce (humaine) afin de l’adapter à la Grande société (1).  C’est Lippmann qui a gagné la partie dans cette controverse, et l’idéologie néolibérale vantée par ce dernier, notamment lors du colloque Lippmann qui se tint à Paris en août 1938, est devenue hégémonique.

Quand l’ultralibéralisme prône le laissez-faire et réduit l’État à ses prérogatives régaliennes, le néolibéralisme, lui, envisage l’État comme un outil au service du marché. Dans cette Grande société néolibérale le citoyen est devenu un consommateur, le peuple une population de masse. Or, la masse ne pense pas, elle ne veut rien, elle ne sait rien. La masse doit être guidée, orientée. Son consentement doit être fabriqué par des médias de masse qui donnent la parole à des « sachants », ces fameux experts. Nous en sommes là.

Le gouvernement par la peur et le harcèlement moral qui l’accompagne constituent une modalité d’exercice du pouvoir parfaitement logique dans la Grande société néolibérale dans laquelle nous baignons, pour ne pas dire que nous nous y noyons. Le pouvoir qui organise cette Grande société n’aime pas le démos. Alors dès qu’une occasion se présente pour décider sans lui, et peu lui importe même que cela soit contre lui, il n’hésite pas un instant. Qui plus est, quoi de mieux qu’une population désorientée, psychologiquement épuisée par des mois de harcèlement moral, pour faire passer n’importe quelle décision, n’importe quelle loi, n’importe quel règlement ? Même la démocratie représentative est mise entre parenthèses, puisque les pouvoirs du parlement sont considérablement amoindris, pour ne pas dire confisqués en ces temps d’état d’urgence sanitaire. La séparation des pouvoirs devient de fait une simple fiction juridique, puisqu’une large part du pouvoir législatif est concentrée entre les mains du Premier ministre, lequel n’est en réalité que la marionnette du vrai détenteur du pouvoir, à savoir le président de la République à la tête de son Conseil de défense dont les débats sont tenus secrets. La démocratie était bien mal en point avant mars 2020, et avec la loi du 23 (2) instaurant l’état d’urgence sanitaire, elle est désormais agonisante.

  1. La Grande société : elle se caractérise par la division du travail, le développement du commerce international, des métropoles et mégalopoles.
  2. Loi du 23 mars 2020 instaurant l’état d’urgence sanitaire : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000041746313/

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