Direction Nation (2)

Ses cheveux avaient blanchi. Ils étaient plus clairsemés aussi. La silhouette était haute, toujours aussi mince, presque maigre désormais. À proximité de la station Stalingrad, il se tourna pour faire face aux portes du métro. Allait-il descendre maintenant ? Non. Il ne faisait que bouger sur lui-même pour se dégourdir. Ceci permit à Clara de reconnaître cette cicatrice sur la joue gauche à la base du maxillaire. C’était sa cicatrice à elle. Elle ne l’avait évidemment pas fait exprès ce jour-là, quand elle s’était élancée contre lui, qu’il avait trébuché sur le gravier et fini la joue contre l’angle tranchant du barbecue. Ça avait pissé le sang. Fort. Les chairs étaient ouvertes sur plusieurs centimètres. Pourtant, après une visite aux urgences, la tiédeur dominicale avait repris son cours et tout fut très vite oublié.

Comme il lui avait manqué toutes ces années ! Le temps passé semblait être plus court qu’un éclair dans un ciel d’orage, maintenant qu’il était là, à deux enjambées, à un éclat de voix. Mais comment aller jusqu’à lui ? Devait-elle seulement y aller ? Lui qui avait déserté sa vie pendant si longtemps. N’allait-il pas la rejeter ? S’il n’avait pas donné signe de lui depuis quinze ans c’est bien qu’il ne voulait pas la voir. Elle passa une main tremblante dans ses longs cheveux noirs, doux et épais. Elle releva les mèches qui lui tombaient sur le front, ces mèches qu’il avait tant de fois relevées du bout de ses grands doigts minces de guitariste. À cette époque, il jouait pour elle, et il lui semblait qu’il ne jouait que pour elle.

Le métro poursuivait sa course lente sur la ligne 2 en direction de Nation et les stations défilaient : Jaurès, Colonel Fabien, Belleville. Mais où se rendait-il ? Et d’ailleurs que faisait-il dans ce Paris qu’il avait quitté quinze années auparavant pour Londres, où un producteur sûr de son talent l’avait attiré pour enregistrer avec les meilleurs musiciens de rock. Elle avait cru qu’elle comptait pour lui plus que sa musique. Comme elle s’était trompée ! Alors que le métro arrivait à hauteur de la station Père Lachaise, il s’approcha de la porte et sa main se posa sur le loquet du wagon. Il sortit de la rame. Elle le suivit. Le boulevard Ménilmontant était encore grouillant. Il traversa et prit la rue du chemin vert. C’était maintenant ou jamais le moment de se décider, de l’aborder ou de le laisser partir, une fois encore. Elle s’accrocha à son sac tandis que son cœur faisait des sauts de coureur d’obstacles. Elle accéléra le pas jusqu’à arriver tout près de lui, et la voix chevrotante, le souffle court, elle l’interpella :

« Papa ! »

Il se retourna. D’abord surpris, incapable de parler, il lui offrit son sourire pour seule réponse.

« Papa… Je… Hésita-t-elle, ne sachant quoi dire.

— Chut ! Dit-il en posant un doigt sur sa bouche. Viens, viens à la maison. On a tant de choses à se raconter… ma fille… Ma toute petite fille, s’étrangla-t-il de l’émotion plein la voix ».

Elle lui écrivait tous les soirs. Depuis toutes ces années, elle lui écrivait des lettres qu’elle n’envoyait pas. Des lettres qui prenaient la poussière et l’odeur âcre du temps dans ses tiroirs. Elle lui écrivait tous les soirs, et ce soir il était enfin là !

FIN

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Direction Nation (1)

Elle lui écrivait tous les soirs, à l’heure où les bureaux se vident, où les lumières s’éteignent, à l’heure où chacun va attraper son bus, son métro, son train, reprendre son auto. Elle lui écrivait tous les soirs à l’heure où revient la vie. Cette vie intérieure que les longues journées passées au bureau rendent tout à la fois plus précieuse, mais plus fragile aussi. Elle lui écrivait oui, comme on se raccroche au monde des vivants. Comme on s’agrippe au premier de cordée parce que le vide sous les pieds se précise et qu’on se sent glissé. Elle lui écrivait comme ça, tous les soirs de la semaine.

Elle lui écrivait ses banalités de la journée, ses scènes de ménage avec la responsable de projets, ses accès de panique quand le téléphone sonnait, et sonnait encore, sans discontinuer, pendant des heures, ne lui laissant pas même le répit d’une pause-café. Elle lui écrivait ses pensées errantes, ses rêveries d’ailleurs comme des regrets cachés qu’on ne dit jamais, des espoirs oubliés au fond de l’enfance. Parfois, au détour d’une phrase, aux confins d’un aveu trop intime, une larme se formait au coin de l’œil et roulait, sans un bruit, sans même un plissement de paupière. Elle l’écrasait du revers de la main et reprenait le fil de son récit. Et c’est comme ça que se finissait chacune de ses journées, du lundi au vendredi, tout en haut de cette tour de vitres et d’acier.

Puis, sur les coups de vingt heures, elle faisait comme les autres. Elle claquait la porte du bureau, prenait l’ascenseur pour descendre les quinze étages qui la séparaient de la terre ferme, saluait le gardien qui ne manquait jamais de l’interpeller, toujours avec le même sourire bienveillant, toujours avec la même remarque de reproche paternel :

« Vous finissez encore bien tard ce soir, Mademoiselle Lautant ! »

Et elle de lui répondre, comme une enfant sage :
« Vous avez raison Monsieur Gibon. Mais, que voulez-vous… ? Passez une bonne soirée. À demain
— À demain. »

Elle s’engouffrait dans la bouche de métro, ligne 1 jusqu’à Charles de Gaulle – Étoile puis ligne 2 jusqu’à Place Clichy. En hiver, elle aimait profiter des lumières de la ville, même s’il faisait froid, même s’il pleuvait, même s’il neigeait. Elle aimait la nuit. Elle aimait Paris. Elle aimait Paris la nuit. Alors elle déambulait, faisait le tour de la place, s’avançait sur l’avenue de Clichy, puis revenait sur ses pas. Là, elle décidait souvent de s’arrêter à la brasserie Wepler pour y dîner d’une soupe de poisson et d’un gâteau « Opéra » sauce café. Autant que possible, elle aimait s’asseoir près des larges baies vitrées. Elle regardait passer les inconnus qui se pressaient sous la pluie, dans le froid. Où allaient-ils comme ça ? Certains rentraient chez eux, retrouver leur foyer, femme et enfants. D’autres faisaient un détour par l’appartement de leur maîtresse. D’autres encore allaient rejoindre le chien ou le chat, paisiblement assoupi sur le tapis du salon ou le palier de la porte. Mais tous étaient des ombres dans la nuit.

Tous, à l’exception de cette silhouette qu’elle venait d’apercevoir alors qu’elle était en train de finir son dessert. Elle jeta sa cuillère sur le bord de l’assiette et se précipita vers le comptoir pour régler l’addition. Quand elle sortit de la brasserie, la silhouette était en train de disparaître dans la station Place Clichy. Elle se hâta, atteignit le guichet et vit le profil si familier prendre le chemin de la ligne 2 en direction de Nation. Elle courut, le rattrapa et entra dans le même wagon, une porte plus loin. La silhouette lui tournait le dos, la tête penchée en avant, comme plongée dans un livre ou une revue. Une seconde. Il fallut une seconde aux souvenirs pour envahir l’instant. Même si la brume était épaisse sur cette mémoire enfouie, même si une quinzaine d’années étaient passées depuis leur dernière rencontre, la douleur, elle, était restée intacte.

…à suivre…

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Oui, je le veux ! (3)

Le vin d’honneur se prolongea jusqu’à dix-neuf heures trente, heure à laquelle les convives furent priés de rejoindre l’immense structure éphémère qui avait été érigée dans le parc pour accueillir les quelque deux cent cinquante personnes qui restaient au dîner. Plusieurs dizaines de tables de dix couverts chacune s’étalaient dans une décoration aussi raffinée qu’épurée. La table des mariés, témoins et parents des mariés trônait sur l’avant, de sorte qu’elle faisait face à toutes les autres. Pour la réception Diane avait abandonné sa robe de souveraine encombrante pour une tenue de soirée plus appropriée : une robe fourreau couleur sable, fermée par un entrelacé de rubans larges au-dessous d’un dos nu et un bustier rehaussé d’organdi. Un orchestre de jazz surplombait l’ensemble de la noce depuis une scène installée au bout de la salle. Il entonna « Gone with the wine » de Stan Getz, enchaîna avec des morceaux de Louis Amstrong, Sidney Bechet, Duke Ellington, Charlie Parker, Dizzy Gillepsie, Miles Davis. Les plats et les vins défilaient dans cette ambiance un peu surannée, chaleureuse et feutrée, d’une élégance rare, et à peine troublée par quelques bavardages délicats. Tout était parfait, millimétré. Alors qu’on annonçait l’arrivée du dessert et sa cascade de champagne, Alexandre se leva et demanda l’attention de l’assistance.

« Mes chers amis, mes chers beaux-parents, mes chers parents, je voudrais porter un toast, déclara-t-il en levant sa coupe. Tout d’abord je voudrais vous remercier d’être tous réunis auprès de nous en ce jour si spécial. »


Il posa les yeux sur Diane qui lui offrit son plus joli sourire. Puis il reprit :
« Et en ce jour si spécial, je voudrais porter un toast… ».

Il s’arrêta. Les convives étaient suspendus à ses lèvres autant qu’au rebord de leur verre.
« Je voudrais porter un toast à ma salope de femme qui me trompe depuis six mois avec mon témoin et meilleur ami ici présent, asséna-t-il en posant la main sur l’épaule de Lucas assis juste à son côté. »

Du fond de la salle jusqu’à la table centrale une rumeur étouffée et horrifiée se leva et se propagea telle une déferlante. Tandis que Diane se décomposait, que ses parents étaient au bord de l’apoplexie et que Lucas, hébété, ouvrait une bouche d’où ne jaillissait aucun son, Alexandre, avec une décontraction stupéfiante, prit sa veste sur l’épaule et se dirigea vers la sortie.

Dehors, il respira une grande bouffée d’oxygène avant de sortir du revers de sa veste l’enveloppe kraft de laquelle il fit glisser la lettre et une série de clichés froissés. Il alluma une cigarette et regarda une dernière fois les photos sur lesquelles on pouvait voir Diane et Lucas dans des postures particulièrement embarrassantes ne laissant subsister aucun doute sur la nature de leurs relations. La lettre qui accompagnait ces images compromettantes se terminait ainsi :

« J’ai beaucoup réfléchi, beaucoup hésité. Je me suis torturée pendant des jours et des nuits, pendant des semaines. Mais il m’était impossible de garder le silence. Je savais que tu ne me croirais pas, alors je les ai suivis pour obtenir ces photographies. Je suis désolée pour toi, mais tu devrais annuler ce mariage, il est encore temps de sortir la tête haute. Je suis désolée, tellement désolée et déçue par ma sœur. Jamais je ne l’aurais cru capable d’un tel cynisme. Garance. »

FIN

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Oui, je le veux ! (2)

Les minutes tournaient dans les cadrans échauffés des pendules et des montres de ce mois de juillet. Ils étaient attendus à la mairie d’abord, pour les serments d’usage qui relevaient plus de considérations juridiques et patrimoniales que d’amour, puis à l’église comme il va de soi dans ce milieu-là. Une Bentley Mulsanne avec chauffeur s’avança. Diane et son père prirent place à l’intérieur. Le cortège de voitures se mit en route derrière eux, tandis qu’Alexandre et sa mère fermaient la marche dans une Jaguar XJ conduite par Lucas, témoin et meilleur ami du marié.

Le maire était un ami de la famille de Diane. Il avait préparé un discours de circonstance aussi convenu qu’ennuyeux. Pendant qu’il enchaînait les phrases sur un ton monocorde, Alexandre ne pouvait s’empêcher de laisser son regard virevolter dans les différents coins et recoins de la maison commune. L’ennui renchérit de plus belle avec la lecture des articles du Code civil. Article 212 : « les époux se doivent mutuellement respect, fidélité, secours et assistance ». Article 213 : « les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille, ils pourvoient à l’éducation des enfants et préparent leur avenir etc.  » ! Puis vint le moment fatidique, celui où on est au pied du mur. À la question cruciale « Mademoiselle Diane, Constance, Victorine de Lantereaud voulez-vous prendre pour époux Monsieur Alexandre, Etienne Tissand ici présent ? » Diane répondit un grand « Oui » sans la moindre fébrilité. Quand le maire se tourna vers Alexandre et lui demanda s’il voulait prendre pour épouse Mademoiselle Diane, Constance, Victorine de Lantereaud ici présente, ce dernier laissa traîner un silence. Le temps d’un battement d’ailes il posa les yeux sur Garance qui se tenait là, près de sa sœur dont elle était le témoin. De ses lèvres à peine entrouvertes un souffle imperceptible semblait couler comme un filet d’eau qui suinte d’un robinet mal fermé. Puis l’instant incertain fut brisé par la réponse sans équivoque d’Alexandre : « Oui, je le veux ! ». Voilà ! Diane était désormais Madame Diane de Lantereaud-Tissand. Oui, elle avait prévenu Alexandre qu’elle ne se départirait point de la particule paternelle, mais qu’en revanche elle lui accolerait le nom de son époux. Quel honneur elle lui faisait en liant ainsi son nom à celui d’une des plus vieilles familles du Médoc !

La cérémonie religieuse était presque aussi soporifique que le mariage civil. Alexandre écoutait le prêtre d’une oreille distraite. Il était certes baptisé, mais cela faisait bien longtemps qu’il avait cessé de croire que l’humanité descendait de deux jeunes gens ayant batifolé à demi-nus dans les jardins d’un paradis imaginaire, qu’un homme dieu était né d’une vierge et qu’il était ressuscité au troisième jour. Quant aux discours moralisateurs divers et variés de la religion chrétienne – et des autres ! – il lui avait toujours semblé qu’on pouvait avoir une morale sans pour autant croire en un Dieu ou ses messagers. Il suffisait de voir le nombre d’exactions et d’horreurs que certains croyants avaient commis tout au long de l’histoire, pour se convaincre que les religions n’étaient en rien une garantie de bonne conduite. À tous ces serments aussi fragiles que du papier bible, Alexandre préférait, et de très loin, les actes. Mais ses parents, comme ceux de celle qui était son épouse depuis maintenant une heure environ, n’auraient pu envisager un mariage sans église. Diane elle-même considérait l’étape religieuse comme une nécessité, une sorte de caution morale. Alexandre s’était donc plié aux désirs de la majorité d’autant plus aisément qu’il ne lui en coûtait pas vraiment, en dehors de l’ennui mortel qu’il savait qu’il éprouverait à subir l’homélie, la lecture des psaumes et la musique d’église qui n’était pas, mais alors pas du tout à son goût.

Heureusement à dix-sept heures trente, il déambulait au milieu des invités et des petits fours, une coupe de champagne à la main. La mariée lui avait déjà échappé. Elle circulait de groupe en groupe, saluait, embrassait, se laissait congratuler en déchaînant des passions à la mesure de sa beauté. Alexandre observait cette parfaite mise en scène d’un bonheur rangé, conforme aux gens de leur rang. C’est alors que Garance vint à lui :

« Te voilà donc désormais membre de la famille mon cher beau-frère, dit-elle sur un ton qui masquait mal le reproche.
— Oui, tu vois. Finalement je me suis résolu à unir ma destinée à celle de ta sublime sœur, répondit-il avec un sourire sardonique.
— Mais voyons ! Toi-même tu n’y crois pas ! S’exclama-t-elle.
— Qui sait… ? Lâcha-t-il songeur. Notre union durera ce qu’elle durera. Conclut-il en s’éloignant. »

(à suivre…)

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Oui, je le veux ! (1)

Il se resservit un verre de Château Margaux. La bouteille était déjà au trois-quarts vide. C’est qu’il n’avait plus l’habitude de se retrouver comme ça, tout seul ou presque, devant la télé, un vendredi soir. Ses parents lui avaient laissé le petit salon, tandis qu’ils dînaient tous deux dans la grande salle à manger du rez-de-chaussée. Il n’avait pas voulu se joindre à eux. Chose qu’ils n’avaient pas relevée. À 33 ans, Alexandre était un grand garçon qui savait ce qu’il avait à faire et puis, de toute façon, il les avait habitués très tôt à son caractère libre et indépendant, solitaire et parfois ombrageux. Dès qu’il avait quitté le nid douillet du foyer pour l’université, il avait pris son envol, avait mené à bien ses études sans rien demander à personne. Et cela lui avait plutôt réussi. Il était aujourd’hui un jeune avocat en droit des affaires prometteur, et les clients se pressaient à la porte du cabinet où il exerçait aux côtés d’un vieux briscard du barreau qui l’avait pris sous son aile alors qu’il n’était encore qu’avocat stagiaire.

Le poste de télévision marmonnait de façon incompréhensible. Il avait mis le son au minimum, histoire d’avoir un bruit de fond. Son doigt glissait sur la télécommande d’une touche à l’autre faisant défiler les chaînes au hasard et sans même y prêter attention. Non ! Ce qui attirait son attention c’était une lettre posée sur la table basse, à côté de la bouteille de Château Margaux et d’une enveloppe kraft format A5. Une lettre d’une page, une seule et unique page noircie d’une écriture fine, parfaitement dessinée. Il vida d’un trait son verre, saisit la lettre et l’enveloppe, éteignit le téléviseur et sortit du salon. Il était déjà près d’une heure du matin et la journée de demain était importante. Elle s’annonçait longue et riche d’émotions. Il lui fallait dormir suffisamment pour être à cent pour cent de ses capacités.

« Alexandre ! Il est neuf heures. Tu m’as bien dit de te réveiller à neuf heures ? Interrogea sa mère en ouvrant les volets pour faire surgir dans la chambre une lumière éblouissante, d’un jaune clair et pétillant.
— Oui maman.
— Alors prêt pour le grand jour mon fils ?
— Je crois bien que oui, répondit-il en souriant. »


Il bondit hors du lit et s’avança vers la grande armoire en chêne massif qui lui faisait face.
« Je crois que tu ferais mieux de venir prendre ton café avant de t’habiller, lui conseilla sa mère.
— Oui, tu as raison. »

Son père était déjà attablé dans la cuisine au milieu des croissants et des pains au chocolat. Alexandre se versa une tasse de café qu’il sirota debout.
« Tu ne manges rien ? Lui demanda son père.
— Non, j’ai l’estomac un peu noué.
— Ah ! C’est normal ça. Le jour où j’ai épousé ta mère j’étais tellement angoissé que même mon café n’est pas passé ! »

Ils papotèrent ainsi pendant une bonne heure entre hommes, entre père et fils, le premier se remémorant cette journée inoubliable que fut celle de son mariage, le second l’écoutant religieusement comme pour en prendre de la graine.

La cérémonie civile ne commençait qu’à quatorze heures trente, mais toute la noce avait rendez-vous une heure plus tôt chez les parents de la mariée. C’était la coutume. Avant de partir pour la mairie quelques rafraîchissements étaient offerts aux invités. C’était aussi l’occasion de se retrouver entre cousins qui ne s’étaient pas vus depuis des années, de déposer gerbes de fleurs et cadeaux à l’attention des futurs époux. Quand onze heures sonnèrent, Alexandre décida de se préparer. Dans son costume gris anthracite avec sa veste jaquette, son petit gilet et sa large cravate, avec ses cheveux noirs et ses grands yeux bleu lagon presque transparents, il ressemblait à un jeune premier tout droit sorti d’un film des années trente.

À l’approche de la demeure de ses beaux-parents, Alexandre inspira un grand coup. De nombreuses voitures étaient déjà garées dans la grande cour de cette maison de maître posée au milieu d’un parc de quatre hectares. Comme l’exigeaient les usages, non seulement il avait passé la nuit précédant son mariage chez ses parents et non avec sa future épouse, bien qu’ils vécussent ensemble depuis trois ans déjà, mais il ne savait rien de la robe de cette dernière. Aussi était-il curieux et impatient de la découvrir.

C’est sa belle-mère qui l’accueillit sur le pas de la porte d’entrée restée grande ouverte, en s’extasiant :
« Mon futur gendre, vous êtes absolument radieux.
— Merci beaucoup. Dites-moi, où est Diane ?
— Elle ne va pas tarder, déclara-t-elle avec un sourire malicieux ».

Et en effet, Diane ne tarda pas. Alexandre était dans la grande salle de réception en train de jeter un œil sur les nombreux paquets que les invités avaient déposés là, quand il la vit descendre l’imposant escalier de pierre. Elle était vêtue d’une longue robe ivoire au jupon de satin ample au bout duquel une traîne semblait n’en plus finir. Son épaisse chevelure blonde était relevée en un chignon élégant d’où s’échappaient de grosses boucles parsemées de fleurs blanches et ses mains étaient couvertes de gants qui montaient jusqu’à ses coudes. C’était évidemment la plus belle mariée qu’il ait jamais eu l’occasion de voir. Il s’avança vers elle, et déposant un baiser sur son front pour ne pas défaire le maquillage si précis sur ses lèvres peintes, il murmura :
« Tu es divine ! Tu es LA divine… Diane, insista-t-il.
— Tu me flattes mon chéri… tu me flattes, répondit-elle en se pressant contre lui »

Oh non ! Il ne la flattait pas. Il avait face à lui la femme la plus redoutable de la création. Une beauté fatale douée d’une intelligence vive et d’un sens des affaires que bien des hommes pouvaient lui envier. Dans l’entreprise familiale où elle travaillait aux côtés de son père, Diane était souvent plus crainte encore que le patriarche. Elle ne laissait rien passer, pas plus à ses collaborateurs qu’à ses concurrents. Derrière son teint nacré de poupée slave se cachait une négociatrice aux armes acérées qui remportait souvent, très souvent, les batailles qu’elle engageait. C’est sans doute ce contraste qu’Alexandre avait aimé, comme on aime un fruit sucré à la première bouchée, mais qui dépose des notes acidulées sur le palais quand on a fini de le déguster.

(à suivre)

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L’anniversaire (4)

Le grincement à peine audible de la porte me ramena à la réalité de ma situation. À demi-nue sur ce lit dans une chambre d’hôtel somptueuse, quelqu’un venait d’entrer et de refermer derrière lui. Un vent glacé me traversa le corps. Une sueur brûlante lui succéda. Je distinguais à peine le pas qui s’avançait vers moi. Un pas lent et feutré, presque sourd, qui glissait sur le parquet avec la légèreté d’un danseur étoile du Bolchoï. Tant et si bien qu’il était impossible de savoir s’il s’agissait ou non du pas de mon mari. L’hésitation me gagnait. Qui était là derrière le rideau sombre de ce morceau de tissu qui cachait ma vue ? Qui avançait vers mon corps offert sur ce lit ? La tension était à son comble, parsemant mon corps de raideurs aiguës. Je n’entendais même pas le son d’une respiration tant la mienne était essoufflée. Il approchait. Il était là, à une main de ma peau.

Quand il fut assez près, je concentrai tout mon odorat à attraper du bout des narines, les effluves mélangés d’embruns et de terre chaude qui s’échappaient de mon mystérieux visiteur. Mon sang se figea dans mes veines, juste un instant. Ce n’était pas le parfum de mon cher Benjamin. Les battements dans ma poitrine redoublèrent. Ma main se leva, se dirigea vers le morceau de toile sur mes yeux. Mais avant que j’aie pu l’atteindre, je sentis une main grande, large et ferme, bloquer mon poignet. Si les effluves n’étaient pas celles de mon adoré, cette main-là avec sa force douce pouvait très bien être celle qui me caressait chaque nuit depuis des années. Je me sentais totalement impuissante, apeurée et fiévreuse, intriguée et désorientée. J’avais besoin d’un signe, d’une certitude.

Son souffle d’abord, puis ses lèvres sur ma joue, sur le bord de ma bouche et je le reconnus. Enfin ! Le doute n’était plus permis. Je laissais échapper son prénom dans un murmure languissant :

« Benjamin…

— Oui ma belle. »

Alors ses mains se mirent à divaguer sur mon corps, de mes épaules à mes cuisses, en revenant sur mon ventre et mes seins.

(retrouvez les épisodes 1, 2 et 3 dans la catégorie « Les billets roses »)

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Emma publiée

Il y a quelques mois j’envoyais à la revue « Les Hésitations d’une mouche », une nouvelle sur laquelle je venais d’apposer le mot « FIN ».  J’ai aujourd’hui le plaisir de vous annoncer que cette revue publie dans son dernier numéro « L’amant des Batignolles ».

Cette revue promeut une écriture pour tous avec une ligne éditoriale ouverte. La mouche c’est un bel espace de liberté pour les passionnés habités par le chant de la plume sur le papier. La mouche c’est aussi une revue accessible à tous les budgets puisque c’est un abonnement de 10 euros/an (dont 2 euros de frais de port) pour 4 numéros. Alors n’hésitez plus et demandez la revue ! Pour les contacter : lecritdelamouche@yahoo.fr

« Les Hésitations d’une mouche », revue littéraire dirigée par Robert Serrano et Eric Latouche.
Contact : lecritdelamouche@yahoo.fr

L’anniversaire (3)

Une main accrochée à la barre en fer forgée du baldaquin, j’ôtai un à un mes escarpins. En tombant le talon claqua sur le parquet. Puis j’accrochai la fermeture éclair de ma robe pour la faire glisser jusqu’à la hanche. La bretelle gauche tomba. La droite l’imita. Les mains sur la taille, la poitrine serrée dans le satin pourpre, je restai là un instant devant ce lit encore vide, encore froid. Je finis de retirer ma robe et je fis quelques pas sur moi-même. Mon regard s’arrêta sur le lit, se tourna vers le fauteuil, observa le ruban. Le ruban. Le lit. Le ruban. Le lit. Le ruban. Je m’en emparai et m’avançai vers ce lit. Je m’assis au bord. J’enroulai le morceau de tissu autour de ma tête et m’allongeai sur le dos. Je ne savais plus quoi faire de mes bras. Je les gardais étendus le long de mon corps, puis l’instant d’après je les croisais sur mon ventre. De la main gauche, je caressai mon épaule droite puis redescendis dans le cou jusqu’à la naissance de mon sein. Sous mes doigts, la dentelle et le satin se faisaient tisons ardents. L’atmosphère était oppressante. Je me sentais à l’étroit dans ce soutien-gorge qui freinait le déploiement de ma respiration haletante. Je devinais ma peau se colorant sous l’effet de l’excitation qui devenait de plus en plus intolérable. Et Benjamin qui n’arrivait pas !

Plongée dans la pénombre derrière ce ruban, je ne pouvais plus compter que sur mes autres sens. Serait-ce son pas que j’entendrais le premier ? Son parfum qui naviguerait jusqu’à mes narines ? L’impatience me gagnait. Les secondes défilaient et semblaient de longues et interminables tortures. Les yeux fermés derrière mon ruban, déjà esclave de mon propre désir, j’imaginais Benjamin. Ses mains longues et larges, douces et assurées. Ses doigts s’emmêlant dans mes cheveux. Ses étreintes franches et affamées. Son souffle au-dessus de ma bouche et ses lèvres m’effleurant à peine. Le bout de sa langue glissant, imperceptible caresse, de ma joue à mon cou.

Ah ! Le démon ! Il donne et il reprend. Il habille l’envie, la fait naître et grandir. Il la maquille de tous les artifices. Il touche. Il frôle. Il empoigne. Il serre. Il embrasse. Il navigue. Il attrape. Il desserre. Il s’éloigne. Puis il revient à la charge, plus sulfureux encore. Il est intenable et irrésistible. Et moi, je suffoque. Je rougis. Je m’agace. Je m’essouffle. Je réclame. Je supplie.

(à suivre…)

Retrouvez les épisodes 1 et 2 dans la catégorie Billets roses.

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