A mesure que le champagne me brûlait en coulant dans la gorge, les souvenirs s’emmêlaient dans ce désordre qui les rend plus éloquents.
L’appartement était petit mais si joli. Toujours rangé. Un appartement de fille presque aussi rangée. Rien jamais qui dépassait. Souvent il sentait bon le jasmin ou le bois de cèdre. Dans la bibliothèque les livres étaient classés par genre. Les poètes et les dramaturges se partageaient les premières étagères. Puis les philosophes occupaient le rang en dessous. L’histoire, l’économie, la politique, l’écologie, la sociologie se mélangeaient dans une joyeuse harmonie un peu plus bas. Tandis que pêle-mêle, les romans en tous genre, les bons comme les mauvais, s’empilaient sur les derniers rayonnages. Il y en avait toujours deux ou trois, quatre ou cinq qui restaient là, posés sur la table du salon, près du lit sur le plancher. Je les caressais du regard à chaque passage. C’était le temps où tous les samedis je m’offrais ma bouffée d’oxygène dans les allées de la librairie Saint-Louis. Je n’en ressortais jamais les mains vides.
Il y avait eu ces vacances à Majorque. Quel été ! Les bleus de la mer et du ciel comme une aquarelle s’harmonisaient au gré des jeux de lumière. Les nuits et les jours s’inversaient. Les siestes sous le soleil. Les extases sous les pins parasols. Le goût sucré des melons. La chaleur écrasante. Tes bras ma prison. Ton corps pour seul horizon. Je crois que c’est là que j’ai compris le sens de cette expression qui m’avait toujours été étrangère jusqu’alors : je l’ai dans la peau. Ta peau était ma peau. Je ne pouvais m’en éloigner sans éprouver une suffocation. Je la réclamais à toute heure du jour et de la nuit. Tu me la prêtais volontiers me laissant voyager sur elle au gré de mes désirs. Tu y prenais du plaisir. Me voir ainsi, enchaînée à toi, prisonnière incapable de me soustraire à nos étreintes. Ton égo s’en délectait tandis que le mien se délayait.
Et puis la vie reprend son triste cour. Toujours ! La monotonie revient avec son lot d’incompréhension et de disputes, avec ses jours sombres et tes envies qui prenaient le large. Tes retours de plus en plus tardifs le soir, tes déjeuners de plus en plus fréquents. Tes baisers distraits et tes caresses froides. C’est ainsi que meurent les amours clinquantes qu’on n’a pas pris le temps de construire. Ces amours trop fougueuses pour être honnêtes. Ces amours qui vous font les nuits dantesques mais les séparations insipides.
Pourtant, pendant longtemps mon corps a manqué de ton corps. J’en éprouvais une douleur viscérale. Le jour je te voyais dans toutes les silhouettes hautes et fines que je croisais. Parfois c’était un parfum aux notes fraîches et acidulées qui réveillait ma mémoire au coin d’une place, au détour d’un arrêt de bus, dans les allées d’une boutique. Il m’arrivait de suivre l’effluve pendant quelques minutes avant de réaliser l’absurdité de ce que j’étais en train de faire. La nuit, je me réveillais ruisselante de sueur, avec la sensation d’avoir avalé des lames de rasoir qui me cisaillaient les entrailles. Quand ce n’était pas mon ventre qui criait c’était ma tête qui hurlait. Les souvenirs envahissaient tout mon univers. Mes mains, mes lèvres, ma peau, tout en moi étaient en manque de toi. Je tremblais comme une junkie qui n’a pas eu sa dose. Alors les sanglots m’enserraient la poitrine, violents, incontrôlables, inconsolables. Je finissais à bout, épuisée d’avoir tant pleuré, l’oreiller trempé et je m’endormais vidée. Les semaines et les mois ont passé et puis un jour les sanglots se sont arrêtés.
© Tous droits réservés