Parce que le tilleul !

Sais-tu pourquoi cette vieille maison où le vent s’engouffre par certaines fenêtres mal isolées compte tant pour moi ? Sais-tu pourquoi je veux vivre et mourir dans ces pièces au papier peint défraîchi ? Sais-tu pourquoi sa façade un peu grise et sa toiture rafistolée ne me mettent pas en fuite ? Sais-tu pourquoi ses poignées bringuebalantes qui datent d’un autre siècle et m’agacent souvent prodigieusement ne sont qu’un détail sans conséquence ? Sais-tu pourquoi le confort spartiate de cette vieille bâtisse où il fait quatorze degrés au réveil, certains matins de janvier, me laisse indifférente ? Sais-tu pourquoi je veux être là, loin de la ville et de ses lumières, loin des métropoles qui t’offrent toute leur modernité et leur panoplie de services, avec ses nouveaux esclaves qui te livrent à toute heure du jour ou de la nuit ?

Parce que le tilleul ! Parce que chaque année en juin, le tilleul est un bouquet de fleurs gigantesque et odorant. Parce que son ombre règne comme un ancêtre protecteur sur cet endroit. Parce que je veux le voir chaque matin quand j’ouvre mes volets. Parce que même s’il me fait éternuer dix, vingt, trente fois par jour quand sa floraison est à son apogée, parce que même si ses bractées desséchées, poussées par le vent, envahissent le salon, la cuisine et les chambres, je n’imagine pas vivre sans lui.

Parce que le figuier donne des fruits gros que je transformerai en confiture. Parce que les pêchers, les pruniers, le pommier, les cerisiers et la vigne. Parce que le mirabellier tient bon malgré son âge. Parce que le cognassier produit les fruits qui donneront une gelée délicieuse pour les tartines. Parce que le noyer et le noisetier viennent d’être plantés. Parce que les chats se prélassent n’importe où dans le jardin, au milieu des rangs de haricots, sur le banc en pierre ou dans les herbes hautes entre la mélisse et la verveine. Parce que le coq chante chaque matin, que les poules caquettent et que j’adore leurs œufs, surtout à la coque. Parce que l’ail et l’oignon sèchent sous le vieil appentis à côté des bouquets de menthe et de sauge. Parce que le chant des oiseaux ne cesse jamais, pas même au cœur de l’hiver. Parce qu’au bout du chemin coule la rivière.

Parce que c’est la maison de mon père et de son père avant lui. Parce que ce n’est pas une maison, c’est une histoire.

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Lettre de campagne

Ma chère amie,

Je vous écris du fond de ma campagne. Du fond des âges, pensez-vous. Car vous voyez dans ce choix de vie que j’ai fait, un enterrement avant le caveau, quand je trouve ici toute la joie du renouveau. Certes, c’est à la douce lumière de la bougie, qu’à cette heure belle, je vous écris. Mais point d’étranges délires de ma part, nul rejet systématique et arbitraire de notre modernité, contrairement à ce que déjà vous pensez. Non ! Juste le goût désuet de la cire qui coule, de la mèche qui brûle, et de la lueur jamais égalée de la flamme sur la pierre des murs. Juste l’élégance harmonieuse d’un silence à peine troublé par les notes d’un piano, qui vient rythmer de mes mots le tempo.

Je ne vous écris pas du fond de je ne sais quelle détresse qu’il vous rassurerait de supposer. Du fond de ma solitude, oui ! Mais de cette solitude apprivoisée qui vous rend l’âme si pleine, le cœur si vivant, la nostalgie si sublime et la mélancolie si sensible que chaque minute se trouve magnifiée, que chaque seconde tout à coup poétise.

Je ne vous écris pas du fond des âges. Je vous écris du fond d’un monde sans âge où mes heures coulent quand les vôtres se cognent, où  ma vie se goûte quand la vôtre s’avale. Je vous écris du fond de ma campagne.

La mélancolieuse.

 

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Balade d’automne

Des impasses sombres et mal entretenues. Des herbes hautes. Des friches. Des volets clos. J’avance lentement dans ce désert rural, où les maisons de paysans sont devenues résidences de citadins en mal de frais.

Je me souviens il y a 30 ans. Je me souviens alors, quand je me précipitais sur mon vélo rutilant reçu le noël précédent. Je filais tel un bolide en direction des eaux vertes et hautes du marais, au bout du chemin. Je passais devant toutes ces maisons qui sentaient bon la confiture de figues, le miel et la châtaigne. Les cheminées crachaient leurs volutes grises et le vieux Gabriel multipliait les allers-retours entre le petit toit du jardin et le chai pour rentrer des rondins de peuplier. Maria se pressait près de sa cuisinière à bois. Elle l’alimentait des plus petites bûches puis agitait son tisonnier pour exciter les braises. Tout était prêt pour la soupe.

A deux maisons de là, je trouvais Simon qui était encore aux écuries à soigner ses bêtes. Je posais le vélo contre la grande porte en bois et j’avançais dans la paille semée sur le plancher des vaches. Le grand-père me souriait et sans dire un mot il continuait sa tâche. Il savait que j’aimais être là dans les odeurs d’étable, à observer. Les animaux avaient un pouvoir hypnotisant sur moi. J’étais bien, calme et sereine. Mais l’heure de rentrer venait, toujours trop tôt. Alors j’enfourchais ma bicyclette pour refaire le chemin à l’envers. Et même si le soir tombait, froid et humide, elle était chaude et lumineuse ma campagne. Son pouls battait puissamment dans les entrailles de sa terre.

Mais aujourd’hui plus rien ne bouge. La bonne Maria est partie il y a bien longtemps déjà, et le pauvre Gabriel a eu tant de chagrin qu’il l’a rejointe moins d’un an plus tard. Simon, quant à lui, ne va plus dans son écurie que pour se souvenir un peu, quand il trouve encore la force de quitter le fauteuil dans lequel il passe ses journées. A 90 ans il attend la faucheuse avec sérénité.

Les maisons semblent mortes désormais, comme leurs propriétaires. Et les écuries ne sentent plus le foin, ni la terre. 

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Les gens de peu

Ce sont des gens qu'on dit de peu, 
Ils me sont si précieux. 
Je vis là au milieu d'eux, 
Douillettement installée dans un coin de solitude. 

Je goûte leurs sourires, me nourris d'un bonjour
Leur simplicité est affectueuse, sans malice
Leur bienveillance est sans détour
Leur générosité n'attend rien en retour
Juste un regard complice. 

Ce sont des gens qu'on dit de peu
Des gens heureux, 
Ils me sont si précieux. 

Je vis là au milieu d'eux,
Dans leurs yeux je me sens moi je me sens bien. 
Parfois ils ne disent rien 
On se croise on se regarde
On se fait juste un signe de la main
Un geste de peu un geste de rien.
On tisse on cajole on entretient
Nos amitiés nos respects nos liens. 

Ce sont des gens qu'on dit de peu, 
Des gens radieux. 
Ils me sont si précieux. 

Je vis là au milieu d'eux,
Ils sont ma fortune l'or du monde dans un regard. 
Dans la tempête ils sont le phare
Qui allume la nuit. 
Ils sont ma chair ils sont mon sang. 
On les dit braves gens avec un air condescendant, 
Leurs mains sont pleines de mille talents, 
Leur âme est un diamant. 

Ce sont des gens qu'on dit de peu, 
Des gens de bien
Ils me sont si précieux.

Ce sont des paysans des ouvriers
Ils ont 20 ans sont retraités
Ils travaillent la terre battent le fer
Ils sont meuniers jardiniers
Ils ont les mains calleuses
La figure brune des soleils de juillet.
Ils ont le cœur grand et la parole rieuse
Ils sont ma ligne d'horizon 
Mon refuge ma maison.

Ce sont des gens qu'on dit de peu
Des gens de bien
Des gens précieux.
Auprès d'eux je réapprends
J'ouvre mes mains j'ouvre mes yeux
Je redécouvre la joie de vivre
De peu. 

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